Poezibao
informe ses lecteurs que cette contribution a fait l’objet d’un débat au sein
du comité de lecture à qui sont soumises les propositions reçues. En effet,
Chantal Tanet principalement mais aussi Tristan Hordé et les autres membres du comité se sont élevés avec
fermeté contre l’idée d’une « traduction » faite à partir de l’anglais
et contre un certain nombre de partis pris de Pierre Vinclair. Chantal Tanet,
qui est japonisante tient à rappeler qu’il existe des traductions et des
travaux approfondis en français, autour du Kojiki.
Elle fait savoir notamment qu’il existe une traduction française du Kojiki, assortie d’une introduction et
de notes, par Masumi et Maryse Shibata chez Maisonneuve et Larose (1969 ;
réédition en 1997).
J’ai donc demandé à Pierre Vinclair de bien préciser sa méthode et son but. Il
s’est emparé librement du Kojiki, il s’en explique et j’assume le
choix de cette publication, contre l’avis du comité.
Elle est par ailleurs publiée dans l’espace « ouvert » de Poezibao, les « Cartes Blanches. »
Je rappelle que j’ai publié ici même, une note de lecture de Barbares, le livre de Pierre Vinclair
paru en 2009 chez Flammarion. Ainsi qu’un entretien avec lui.
Florence Trocmé
Actuellement en résidence à la Villa Kujoyama de Kyoto, où je
poursuis un travail commencé avec Barbares (façonner dans les formes «
archaïques » d’écriture, mêlant le chant à la narration, ancrées dans le social
et le religieux, une voix contemporaine ; réciproquement retrouver dans le
travail de la langue les motifs prémodernes des légendes et des mythes), j'ai
cherché à lire les textes fondamentaux de la culture japonaise. Désirant
acquérir un exemplaire du Kojiki (tout à la fois théogonie et histoire des
premiers empereurs), j'ai découvert qu'il n'existait plus de traduction
française disponible. Ne parlant pas le japonais, c'est donc en anglais que je
l'ai lu. Et que j'ai commencé, pour en partager la lecture, à le traduire –
guidé par l'idée qu'il était dommage que ce texte fabuleux demeure
inaccessible.
Inaccessible non simplement parce que sa traduction française n'était pas
rééditée : c'est aussi qu'il provient d'un monde disparu dont les valeurs, les
codes et les rites nous sont en tous points étrangers (tout comme à la plupart
des Japonais contemporains d'ailleurs) – comment une théogonie shintô
écrite en 712 pourrait-elle être lue ? Les lecteurs à qui elle
s'adressait n'existent plus ; le Kojiki n'est plus qu'un document à
valeur historique, une curiosité pour japonophiles. Partant, j'ai tenté, en le
projetant dans l'espace poétique contemporain, moins d'en proposer une
traduction scientifique (ce dont je serais de toutes façons incapable) que de
lui prêter un peu de vie ; battre le vieux tapis pour en redécouvrir les
motifs, cachés sous la poussière – lui redonner du souffle, en somme (de là,
des parti-pris sans doute contestables, au premier rang desquels le choix des
vers, pour traduire un texte écrit en prose).
Les deux Divinités[1],
debout sur le pont flottant du Ciel, plongèrent
la lance précieuse & touillèrent, touillèrent –
lorsqu'ils eurent si bien touillé la mer salée qu'elle coagula
ils en retirèrent la lance, dont l'extrémité pleine de saumure
perdait des grains de sel qui, en retombant, cristallisèrent
& formèrent cette île que l'on nomme l'Île Autosolide[2].
Descendus sur cette île depuis le Ciel, ils s'attelèrent
à l'érection de l'auguste pilier céleste & dressèrent
un palais haut de huit fois six pieds. Celui-qui-Invite
questionna ainsi Celle-qui-Invite : « comment donc
est fait ton corps ? » & incontinent elle répondit :
« Mon corps s'est parfaitement développé, sauf à un drôle
d'endroit qui lui n'est pas développé. » Alors Celui-qui-Invite
dit : « Quant au mien, il s'est parfaitement développé
sauf à un drôle d'endroit beaucoup trop développé.
Il me faut à mon avis enfoncer ma protubérance dans ce
trou & nous donnerons ainsi naissance à la Terre.
Qu'en penses-tu ? » Elle dit : « Cela me semble bien. » Alors il
reprit :
« Si c'est ainsi, engageons-nous à tourner autour de l'auguste
pilier céleste pour copuler. » Ils en firent le serment & il continua
:
« Toi tu tourneras dans le sens des aiguilles d'une montre
et moi dans l'autre sens ; nous nous rencontrerons à coup sûr. »
Ils commencèrent la rotation & Celle-qui-Invite commença :
« Qu'il est bien fait ! » Celui-qui-Invite poursuivit :
« Qu'elle est bien faite ! » Mais après que chacun
eut prononcé ces mots, Izanagi[3] dit à
son épouse & sœur :
« La femme ne doit pas parler la première. »
Contribution de Pierre Vinclair, publiée par Florence Trocmé
[1] Izanagi et Izanami, époux et frères et sœur,
descendent des premiers dieux du Ciel et sont chargés par eux de consolider la
Terre qui n'est qu'une masse informe « dérivant sur l'eau comme une
méduse ».
[2] Les noms propres d'Izanami (Celle-qui-Invite)
et d'Izanagi (Celui-qui-Invite), comme ceux de tous les dieux, de tous les
êtres, sont en même temps des noms communs ; ils énoncent leurs qualités. Ainsi
O-no-go-ro, que je traduis pas Autosolide, signifie en japonais
« qui se consolide tout seul ».
[3] Pour éviter des répétitions parfois j'ai
choisi, lorsque les identités étaient clairement posées, tantôt le nom en
japonais, tantôt sa traduction en français.