Cahier des fleurs et
des fracas est un ouvrage bref de Claude Ollier, qui vient de paraître chez
P.O.L, en même temps que le quatrième volume de son journal, Hors Champ (1990-2000). Le lecteur
habitué de Poezibao sera peut-être
surpris de lire, sur un site dévoué à la poésie contemporaine, des remarques
concernant un auteur que la tradition scolaire et universitaire classe dans le
genre romanesque, lui ajoutant l’appartenance au Nouveau Roman. Dans ces
livres, d’une manière générale, Claude Ollier a toujours refusé le terme roman.
Et si en effet, son écriture est continûment liée à la narration et à la
fiction, c’est bien en dehors des attendus narratifs (pour ne pas dire
idéologiques) du roman qu’Ollier a construit en plus d’un demi-siècle une œuvre
inclassable. Les lecteurs qui n’auraient jamais lu ses livres pourraient
commencer, par Marrakech Medine (Flammarion,
1979) : la découverte à pied de Marrakech est l’occasion d’une prose qui
intègre ‑ dans les rebonds d’une phrase
qui se dispose sur la page avec des découpes plus habituelles dans les textes
poétiques qu’ailleurs – un rapport à l’espace et au corps très soucieux des
sensations physiques et, peut-être aussi, de tous les sens, jusque dans leur
dérèglement. Ils pourraient également se lancer dans le cycle de livres paru
dans la plus grande indifférence tout au long des années 2000, La Randonnée. Les titres des quatre
volumes indiquent bien une certaine indifférence à la mode des récits : Wanderlust et les oxycèdres (2000), Préhistoire (2001), Qatastrophe (2004) et Wert et
la vie sans fin (2007). L’ensemble du cycle invite, au fil d’une narration
qui impose, par l’écriture, une lecture lente, à une sorte de remontée vers
l’origine du récit en même temps qu’elle décentre les attendus culturels de
notre civilisation en regardant plutôt vers Le
Livre de l’échelle de Mahomet, Le
Livre de Morts ou encore L’Épopée de
Gilgamesh. Claude Ollier me semble donc avoir développé une écriture qui
concerne plus directement les attentes d’une écriture ouverte à l’imprévue, à
l’impossible continuité de notre perception du monde. Ce sont, dans l’écriture
contemporaine des écrivains comme Dominique Fourcade ou, bien différemment,
Bernard Noël ou James Sacré qui ont confronté leurs écrits à des
questionnements similaires.
Cahier des fleurs et des fracas pourrait bien, sans en avoir l’air,
résumer le geste d’écriture de Claude Ollier. L’écriture du livre s’est
construite sur une vingtaine d’années. Cahier
des fleurs et des fracas I fut rédigé entre décembre 1989 et novembre 1990.
Wandern, la deuxième partie, date de
novembre-décembre 1997. Errance fut
écrit entre novembre 1997 et avril 1999. Enfin Cahier des fleurs et des fracas II date de février-décembre 2008.
C’est l’écriture de cette dernière partie qui, d’une certaine manière, fait la
cohérence de l’ensemble et donne un sens à des textes que l’auteur avait écrits
sans idée préalable : c’est le geste d’écrire qui a rassemblé les quatre
parties : les deuxième et troisième parties tout d’abord puisque Wandern et Errance sont comme les miroirs centraux du livre ; puis la
quatrième s’écrivant, son rythme justifie l’existence dans le livre des trois
parties précédentes. La description que je fais du livre signale déjà un
système d’échos dans l’écriture du livre, sur lequel je reviendrai.
Il s’agit, dans ce livre, de noter un jour le jour, de façon très irrégulière
et très lacunaire avec deux tensions qui s’opposent sans jamais s’annuler, deux
tensions que le titre du livre résume : les fracas et les fleurs.
Les fracas, dans la première
partie de l’ouvrage, ce sont des événements politiques qui retiennent
l’attention du « scripteur » : la mort de Sakharov, la fin de la RDA
et plus largement de ce que les journalistes appelaient le bloc communiste, les
chars soviétiques à Vilnius mais aussi la famine inflationniste à São Paulo.
L’écriture de ces fracas est à la fois précise et hallucinée comme l’extrait
suivant le souligne : « Le communisme au fond de l’impasse où l’ont lancé
les perversions lexicales autant que l’utopie du plan, halluciné par le gris du
mur et les graffitis figés des formules, tout interdit soudain par décret venu
d’ailleurs, se frotte les yeux, fait demi-tour à allure de rêve et se retrouve
dans la grand-rue. » (p. 19)
Dans la dernière partie, ces fracas deviennent peut-être plus sourds, plus
intimes, tout en conservant le même regard distancié sur l’événement que dans
la première partie : « Retour de
violence, retour du muet désarroi là-bas, ils n’ont rien entendu, ils ont vu le
patient s’agiter, se retourner, sans discontinuer et cela a duré un temps que
je ne saurai jamais évaluer, deux jours ou trois et deux ou trois nuits,
davantage peut-être, quel était mon village alors, était-il impassible, ou les
spasmes de la torture le défiguraient-ils ? »(pp. 88-89)
Les fleurs sont celles du
jardin écloses pendant la période de composition des textes qui ouvrent et
ferment l’ouvrage. Le jardin de l’écrivain est le théâtre de métamorphoses
incessantes qui bouleversent le rythme habituel des saisons. Et sa présence
dans le texte provoque un contrepoint à l’époque : « Bourgeons près
d’éclore sur le pommier d’api. L’an dernier à même jour, il était en fleur. Pas
de gelées depuis vingt jours, la terre a reconstitué ces réserves et ce matin
il ne pleut pas. Beckett est mort et j’ai montré à Ariane cette photo très
belle où son œil gauche n’apparaît qu’en transparence, sévère, s’opposant au
droit, où se lit la sévérité aussi, celle de l’exigence et d’une formidable
envie de rire. » (p. 15)
Entre les deux Cahiers, deux parties liées au voyage ou plus exactement à la
marche. Pour Errance, c’est dans un
chemin familier où « Cheminer prend sens indécis, indécidable » (p.
53). Pour Wandern, la marche se
déroule en Allemagne, entre Marbach, Cologne, Heidelberg et Berlin :
« Tu longes le mur d’enceinte et passes une porte étroite à un moment
donné comme percée de la veille dans la vieille muraille qui n’a rien d’altier
mais porte sa charge de violence ancienne » (p. 71).
Entre chacune de ces parties, les échos sont incessants : ce qui est
fracas est contrebalancé par les fleurs, même si celles-ci révèlent également
le mouvement du monde voire l’impossibilité de saisir celui-ci. Et c’est à mon
sens la grande réussite politique de ce texte. Les échos tiennent aussi de la
volonté d’inscrire les limites du corps dans l’écrit. Tout se passe comme si
l’écriture et la marche faisaient signe vers une impossible fin. Mais les plus
forts échos sont ceux marqués par l’écriture elle-même, sa liberté et sa
volonté de jouer avec la langue pour déstabiliser la lecture. La ponctuation,
l’instabilité de l’énonciation, la longueur des phrases participent d’une sorte
de métamorphose incessante dans ce livre. Tout ce qui pourrait apparaître comme
un journal, comme un texte autobiographique, voire ‑ quand l’énonciation fait
surgir la troisième personne du singulier – à la fiction, tient en fait du
poème : Cahier des fleurs et des
fracas dit la présence du verbe dans sa force et sa fragilité.
Contribution d’Alexis Pelletier
Claude Ollier,
Cahier des fleurs et des fracas, P.O.L, 2009.
14,50 €