Antoine
Emaz répond ici à trois questions que je lui ai posées, à la suite de la
publication de ma note sur son livre Jour/Tage. Sur la « porosité dedans/dehors »,
sur l’idée d’une « poésie du constat » et enfin sur celle d’une « morale
dans l'écriture. »
FT
« la porosité dedans/dehors »
Entre le dehors, disons la réalité, la société, les autres… et le dedans (le
corps, la mémoire, la pensée, les émotions…), il n’y a qu’une peau fine comme
page, une peau de tambour, plus ou moins tendue, mais incessamment frappée. Si
c’est l’extérieur qui cogne, la résonance intérieure n’en finit pas. Si c’est
l’intérieur, toute notre saisie du dehors est modifiée. Il y a donc bien un
échange, une « porosité » dedans/dehors, et le lieu de rencontre, ou
d’impact, c’est notre « étroite peau ». Si rien ne bouge ni dehors ni
dedans, on n’écrit pas, mais on est à peu près au calme, ce qui est autant
appréciable que rare. Si le choc est violent, on n’écrit pas non plus immédiatement,
il faut attendre que l’intensité décroisse jusqu’à cette zone intermédiaire où
l’on est encore sous le choc, mais capable d’aligner trois mots, de recommencer
à parler. Il n’y a rien là de poétique à vrai dire ; chacun le vit.
Certes, les peaux sont différentes ; certaines sont plus épaisses,
d’autres plus balafrées, ou plus fragiles, plus flasques… Le poète est
simplement celui qui, à partir de ce long solo de batterie qu’est une vie,
écrit des poèmes. D’autres peuvent écrire des romans, du théâtre… La plupart des
gens écoutent et puis en parlent avec leurs proches, ou bien se taisent. C’est
peut-être surtout pour ces derniers qu’un poète écrit, au fond.
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« poésie du constat »
Oui. Il n’y a pas de recul et je dis le plus strictement possible ce qui est,
ou plutôt ce qui m’apparaît comme étant. En fait, j’en reste toujours au
premier plan, sans fond ou arrière-fond. Pourquoi ? Je ne sais toujours
pas, alors que ça vient de loin. Mon premier livre s’intitulait En deçà, et mon second, C’est. Et je ne crois pas que ce soit un
choix esthétique au sens où il s’agirait de viser une forme particulière de
beauté. Ce terme me paraît assez vide, sans critères fiables et communément
admis. Dire qu’un poème est beau revient simplement à dire que le poème a
touché et amené à une intensité de vivre un peu plus forte. Pour moi, cette
tension d’être réside dans le plus près, le plus immédiat. Le travail consiste
à rendre cela en mots de la façon la plus exacte, la plus expressive, la plus
vraie. Les grandes envolées d’imagination, de pensée ou de langue, ce n’est pas
pour moi. Je ne dis pas qu’elles n’ont aucune valeur ; d’autres poètes
s’en occupent avec talent ou génie. Pas moi : pas doué pour ça. Cela
reviendrait à entrer dans des zones de langue où mes outils sont inadaptés, où
mon oreille ne se repère plus. Or je crois qu’un poète ne va pas où il veut,
mais là où il respire. Et dire simplement ce qui est, voilà qui est déjà bien
assez difficile pour qu’on ne charge pas
davantage la barque, même avec du vent, surtout avec du vent.
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« Morale »
Un mot que j’aime bien, merci de l’employer. Peu de gens l’utilisent
aujourd’hui parce qu’il est devenu synonyme d’obéissance à des règles assénées,
à des interdits sans fondements, à des principes hérités sans évaluation, mise
en doute ou critique possibles. Mais j’aime bien ce mot car je l’entends au
sens de Pascal, « conduire sa vie ». Même si je sais bien que l’on
est rarement seul au volant du camion-corps, n’empêche, autant que possible
conduire sa vie, éviter le vau-l’eau, tout comme l’écrasement par le dehors,
les pouvoirs, les habitudes et la bêtise. Pour l’écriture, il en va de même.
Reverdy affirmait : « L’éthique, c’est l’esthétique du dedans. »
Je crois qu’il y a bien une poéthique, non pas face au public, à l’éditeur, au
système (encore que…), mais face à soi-même. Je donne ici quelques petits
principes de poche qui ne prétendent en rien à l’universel puisqu’il s’agit
bien de conduire ma vie, et non celle
des autres.
Ne pas tricher avec soi-même, le lecteur, ou la langue.
Assumer le risque inhérent à créer du neuf.
Ne jamais être content de soi.
Autant que possible, aider autant qu’on a été aidé.
Ne pas considérer le succès comme un indice de valeur ou de non-valeur.
Quand on travaille avec d’autres, ne pas travailler pour soi seul.
Ne jamais considérer le lecteur comme une cible ou un créneau.
Casser la sclérose, le gel de la langue.
Au bout, tout au bout, se confier à la langue et au travail.
Tant que l’amitié est vraie, être fidèle.
Et quelques autres mini-balises personnelles pour écrire :
Un poème sale doit être mis au propre sale.
Ce qui apparaît exorbitant sera inorbité, ou bien c’était une erreur.
Pas d’ornements, pas de voiles, ils pèsent.
Toujours travailler au bas mot.
Dis vrai : ça suffira. Ne crains pas le simple.
Ne sacralise rien : respecte, et juge froid.
Un poème est un espace-rencontre, pas un monologue.
Crois et ne crois pas trop à toi, à tes mots.
Si ça sonne à peu près, recommence. Ta musique doit être exacte.
Ne rêve pas, fais.
Dire encore que la morale n’est pas immuable ; elle est a posteriori tirée
de l’expérience et donc susceptible de variations dans le temps. Rien à voir
avec un pilotage automatique, mais pas de gouverne au gré du vent non plus. On
adapte simplement la conduite aux conditions de vivre-écrire.
Contribution d'Antoine Emaz