Auxeméry mène ici (publication en plusieurs jours) une réflexion à
partir des notes publiées sur le site, note de lecture, notes complémentaires, autour du livre Objets d'Amérique, d'Yves di Manno (mais aussi Les Techniciens du Sacré, de Jerome Rothenberg
Ma chère Florence,
Je relis vos notes à propos des Objets d’Amérique d’Yves di Manno. (Deux
raisons : d’abord, une promesse à vous faite de creuser un peu la chose, parce
que c’est nous (Yves, vous et moi) et que, dans ce livre, mon nom revient à
quelques reprises, et qu’il y a là comme une invitation à faire écho ;
et, deuxièmement, même sans cela, une forte exigence intérieure, car l’âge
aidant, on en arrive de temps en temps à effectuer de ces retours sur soi-même
qui ne sont plus de l’ordre de la réflexion générative d’élans nouveaux ou de
projets (on a donné ce qu’on pouvait, on a rempli quelques contrats passés avec
le démon intérieur, et on sait qu’il faut bien que d’autres prennent le relais,
et on a tendance à s’effacer : alors on redonne un coup de talon au
fond de la piscine…), mais de l’ordre, sinon du bilan, du moins de la pause
– afin de démêler ce qui de soi fait et doit faire peut-être sens, et d’autre
part ce qui a compté dans la maturation de soi, et ce qu’il faut retenir de
l’expérience accumulée…
Dit autrement : les choses faites, et leur valeur
potentielle. Sans évidemment préjuger de ce que tel ou tel pourra en penser par
ailleurs, mais en quelque sorte ici seulement au trébuchet de la petite déesse
Mâat qui soupèse, pour soi-même, dans le dedans de soi, au passage d’un seuil,
et estime le poids de l’ouvrage déposé sur le plateau…
Mais bien sûr, en ayant en vue une manière d’ébauche de témoignage (on n’en est
pas encore au testament, tout de même) à usage assez large, et suffisamment
élaboré toutefois pour éventuellement servir.
Yves a, lui, réussi à ordonner sa matière de façon à montrer l’inextricable
d’une vie : les énergies et les résolutions, les rencontres et les
méditations solitaires, qui s’enrichissent dans le temps du labeur, orientent
et guident vers l’accomplissement ; et l’implication profonde de l’intelligence
et de la sensibilité, qui peu à peu constitue un ensemble de strates de
signification , lesquelles finissent par s’inscrire dans ce qu’il faudra
appeler l’histoire, non plus au sens strictement personnel du récit d’une vie,
mais, plus général, du mouvement des idées et des solutions pratiques apportées
à des problèmes qui dépassent les simples implications d’un seul, mais
rejoignent les préoccupations d’un cercle plus large… où jouent les tensions,
les parallélismes, les mises en commun, les écarts, bref des lignes de force
qui dessinent le paysage d’une époque, parmi des êtres qui établissent leurs
assises respectives en leurs lieux propres, tout en conservant ou entretenant
des liaisons multiples, et résolvant les questions qui se
posent au fil de l’urgence, ou de la nécessaire pondération, sur le motif…
À mon tour donc, brièvement.
Car dans votre première note, vous n’hésitez pas à accentuer le parallèle entre
di Manno et Auxeméry. Vous parlez des années 70 et 80, quand « les voies
de la poésie étaient … très obstruées (ou trop formatées) pour certains jeunes
poètes, lesquels ont su trouver ailleurs les bases de leur essor ».
Permettez que je nuance, ou précise, depuis mon angle de vue…
I
Nos démarches respectives, à Yves et à moi, ne sont pas
faites en communion d’esprit, ni même dans un dessein commun, qui nous aurait
l’un et l’autre appariés. Chacun avait ses préoccupations, différentes, même si
les lignes pouvaient se recouper. Par exemple, moi, revenant d’Afrique, et
éprouvé par une décennie d’imbécillité, ou de stérilité, disons, assumée,
ressentie comme infinie mais résolue (le ciel vide, l’exotisme de la poussière,
le spectacle de la misère, la médiocrité, ou la terrible dureté parfois, des
relations humaines, mais la beauté aussi, et souvent, des êtres, des paysages,
des animaux…), c’est la lecture de Gombrowicz qui m’a remis sur des rails moins
branlants, avec la pratique des échecs en compagnie d’un ami médecin ; j’ai
croisé un jour Yves du côté de Maubert, au coin d’une rue, il avait dans la
main le Kafka de la Pléiade… Nos bibles respectives alors pouvaient par
conséquent être très contrastées.
Si les discussions entre nous se sont au fil des années enrichies jusqu’à
atteindre à un étiage (persistant !) de complicité, c’est qu’en effet nous
devions chacun de notre côté avoir vécu des expériences comparables, mais sans
qu’il y eût eu concertation volontaire de notre part. Yves explique très bien
d’où il vient, et le rôle qu’ont joué pour lui certaines rencontres
décisives : Pound, la grande étude de Fauchereau, la nécessité pour lui,
devant ses doutes personnels et ses propres aspirations, de fouiller le langage
neuf qu’il découvrait chez Williams… Je dis ici ce qui nous rapproche. Le
reste, mettons-le de côté.
La tâche de traduire s’est imposée à lui comme un besoin impérieux : il
s’agissait de se frotter à la forme autant qu’au sens. Paterson a été la
pierre d’achoppement : là se trouvait un champ de manœuvres où il a eu le
sentiment qu’il devait faire ses preuves, à ses propres yeux d’abord et avant
tout.
Je comprends cela, et d’autant plus que nous nous sommes connus au moment,
précisément, où il avait entrepris cette auto-initiation à l’indispensable
tâche de vérification de soi sur un terrain si neuf et si nécessaire, qui
devait le travailler depuis quelques années. Je me souviens qu’une de nos
premières discussions (sinon la première) fut autour de l’édition du fac-similé
de The Waste Land d’Eliot, corrigée par Pound.
Mais avant de poursuivre, il faut ici donner une précision, afin de ne pas
paraître, aux lecteurs de ces confidences, par trop imbus de nos seules et
uniques personnes. Nous n’étions certes pas seuls ; nous ne le savions pas
encore, c’est tout. Ni les premiers : cela, nous l’apprenions, et nous en
tenions compte.
Je suis persuadé qu’à la même époque, nous étions une bonne quarantaine
(mettons ce chiffre, invérifiable) à tourner autour des mêmes chaudrons, en
quête de graines à croquer. Nous avions tous vécu la fin (dans la confusion) du
surréalisme si nous avions la trentaine passée ou approchante, et qu’y avait-il
qui nous fût alors aliment d’assez de substance ? Peu de choses. Nous
roulions dans des ornières : souvenirs, conscience de devoir poursuivre,
– mais quoi, et dans quel monde en train d’apparaître ? En tout cas, ce
pays, la France, et sa langue, j’avais pour ma part le sentiment qu’il m’y
manquait des signaux à suivre, pour enfin trouver ma voie.
J’étais loin, durant ces années 70. Je végétais. J’ai parlé de ciel vide…
J’avais choisi d’abord, au tournant de Mai-68 de partir, par vieille
nostalgie de l’ailleurs, selon des ancêtres communs à nous tous, simples
et faciles à trouver, Rimbaud évidemment, ou Segalen, plus… intelligemment (car
si l’un est parti pour échapper, et avec raison, comme avait dit Char (un de
nos piliers d’avant), le second était parti pour connaître, et
pour jouir, bref se frotter au réel multiple, divers et autre que
celui des « anciens parapets » haïs par le premier), ou encore
Michaux (mais il était déjà surexploité par certains grappilleurs
universitaires, et allait lui-même un peu plus tard accompagner agrémenter par
exemple une réédition de son Barbare en Asie de notes en bas de page
dont il aurait pu à mon avis se dispenser : concessions à l’air du temps,
qui gâchent le jet initial… Et le lecteur pouvait très bien faire les
corrections d’angle par soi-même… Je n’ai relu Michaux vraiment que lorsque
l’œuvre aura eu atteint sa densité définitive : Coup d’arrêt, Poteaux
d’angle, Idéogrammes en Chine Les Ravagés).
Mes motifs de partir : tout bêtement, l’horreur d’avoir à porter le fusil,
avec la nécessité de gagner ma croûte, et par conséquent, la solution de faire
le service national alors obligatoire dans la Coopération, en enseignant, sans
autre détermination que la prise de relais de la tradition paternelle. Un
substrat cependant : tout un pan de mon éducation me vient de la
Résistance (un vieux « capitaine » du maquis creusois ayant été le
« parrain » de mes très modestes débuts de « poète » :
un démarcage des Chats de Baudelaire), de l’anti-gaullisme (en 58,
enfant encadré par père et oncle syndicaliste, je défilai le 13 mai 58 contre
le Nouveau Badinguet), des amitiés communistes de mon père (mon instituteur, et
le mari d’une libraire, à Guéret, l’un et l’autre devenus députés européens du
Parti plus tard), de la présence d’un oncle en Algérie au moment des
« événements » de la décolonisation (ce qui fait que dans la
Coopération beaucoup d’entre nous partaient après 68 avec le sentiment, ou
l’illusion, de l’utilité de la tâche à accomplir), des lectures de mon
grand-père (il était abonné aux Lettres Françaises, où je lus par
exemple une traduction de Pain et vin de Hölderlin qui m’a marqué, ou
une des premières interventions de Denis Roche, ou une interview de Saint-John
Perse, si mes souvenirs ne me trahissent pas)…
Je partais toutefois en ayant rejeté tout cet héritage, ou du moins en ruminant
d’autres résolutions, moins « classiques », dirais-je : la
disparition fumeuse du surréalisme dans les querelles des légataires
autoproclamés de Breton (la seule personne lisible restant encore de nos jours
Annie Le Brun, mais son surréalisme est quelque chose qui sent assez la vieille
armoire : l’exposé des dessous sadiens y voisinent avec les
énervements contre notre époque de crétinisme qui s’exacerbe), les déboires,
effacements, bisbilles et autres manœuvres de fond des situationnistes, jusqu’à
la dissolution. Allaient suivre dans les années 70, les pantalonnades maoïstes d’illuminés
plus ou moins telquéliens, quelques conversions subséquentes à l’exégèse
testimoniale (un habile promoteur de soi en vint, après la gourme maoïste jetée
aux orties jésuitiques, à prôner la Bible en livre de chevet, corrigée par la
récitation de la Divine Comédie et des Illuminations, en
invariables pivots de ses ambitions de monument national pléïadifiable !), les
triomphes un peu surannés du foucaldisme, et pire que tout, l’apparition des
Nouveaux Philosophes, maîtres à penser du rien pompeux, dénonciateurs de
l’évidence, commentateurs de leur nombril, consciences morales nées sous le
giscardisme, cette sous-préfecture de l’éthique universelle…
II
Mais poétiquement,
quoi ?
Je subsistais donc là-bas, dans ma brousse africaine, je n’écrivais rien, je
n’avais rien à dire, et je ne voulais rien dire. J’assistais à la lente venue
des désastres, qui n’ont pas manqué de devenir notre pâture quotidienne… Il m’a
fallu près de dix ans pour me fixer sur une ligne qui soit celle que je devais
emprunter, l’ayant reconnue mienne, nécessairement mienne.
C’est donc à la fin de cette déshérence que j’ai rencontré Yves di Manno, comme
il l’a dit dans son livre. Le hasard objectif, désignation post-romantique
de cette nécessité dont je viens de parler ! On n’a qu’une vie : il
faut bien qu’elle prenne son sens. Les amitiés indispensables le deviennent
quand elles doivent : ce fatalisme tautologique me plaît.
Il était donc certain que les choses allaient enfin virer.
Je vois quant à moi (je ne vais pas
vérifier dans Objets d’Amérique ce qu’en dit Yves, mais je sais que les
recoupements seront faits aisément) plusieurs faits notables :
1. j’avais lu en Afrique La Vieillesse d’Alexandre : c’était là une
vue neuve des choses, une invitation à s’y mettre, à entreprendre, à réviser
les outils pour fabriquer une matière nouvelle… Roubaud n’est peut-être pas le
déclencheur ; on avait toutefois lu son opus véritablement inaugural,
placé sous le signe d’appartenance mathématique ∈ (j’avais là aussi une petite et ancienne attirance
pour la langage mathématique : Bourbaki ne m’était pas inconnu, ni les
rudiments de l’algèbre de Boole par exemple, la langue de l’information),
ainsi que ce Renga où quatre maîtres-tacticiens faisaient s’aimer leurs
langues respectives, se croiser leurs obsessions, à la recherche dune forme
efficace, dans une structure imposée – un cadre de travail en commun, plutôt –
mais librement interprétée : expérience de laboratoire peut-être, mais
tentative heureuse… Je ne savais pas comment faire quant à moi, mais je
savais que je devais faire, en prenant appui là, tout en sachant
que ce n’était pas ma façon, toutefois.
2. j’avais souvenir d’avoir parcouru un livre curieux, le Tombeau de Du
Bellay de Deguy : l’ouvrage avait ceci de particulier qu’il agissait
pour quelque chose qui était à naître, il faisait état par exemple des
« sentiments du public à l’égard de la poésie… », une manière de
récapitulatif de ce qui devait être passé en revue… et cela allait en effet
passer en « revue »…
3. il y avait eu surtout Denis Roche. Et les deux Cahiers de l’Herne consacrés
à Pound. Pour moi, mais bien entendu aussi pour beaucoup de gens de ma
génération, tout un faisceau de choses part de là aussi. Je m’excuse d’entrer
dans les détails de mon existence, à ce propos. Il s’agit de décrire une lente
maturation, une souffrance également, mais une sorte de tourment orienté,
quelque chose de minant, oui, mais de tourné résolument vers un accomplissement
à venir. Dès mon arrivée en Afrique au début des années 70, pour ne pas devenir
totalement idiot et garder la main en quelque sorte, j’avais entrepris de
« traduire ». Bien grand mot ! Enseignant le latin et le grec
(avec plaisir, et sans le souci de faire sérieusement carrière), je m’attelai
cependant à la lecture d’Eliot, qui me paraissait l’initiateur. Pourquoi ?
Parce que j’avais pondu, avant de fuir dans mon exil tropical, un médiocre
papier, qui m’avait conféré une « maîtrise » universitaire, et le
sujet en était le Conte du Graal de Chrétien où il est question de terre
dévastée, pourrie de contrariétés maternelles/matricielles, de sottises
héroïques, de merveilleuses rencontres ratées, de réalisations retardées, de
méditations quasi-zen, du moins en état second, sur des gouttes de sang dans la
neige, etc. Le joint était facile, à l’époque des 30 Glorieuses
finissantes, quand on avait le vague à l’âme de l’Occidental ; on vivait dans
le songe des nuits d’un été permanent, où Easy Rider se mélangeait à la
lecture de Sur la route ou de Reality Sandwiches, que j’ai grignoté
pour ma part au fin fond de la Mauritanie ou du Mali. Quant à cette
« maîtrise » sur le Graal, j’avais trouve moyen d’y citer
Debord ! Fumisterie délibérée. Ironique médiocrité.
Bref, la traduction de The Waste Land me parut un exercice utile,
d’autant que MacLuhan en faisait un topique de son ouvrage
abracadabrantesque sur la Galaxie Gutenberg… Je n’ai rien compris aux Four
Quartets, par contre. Cela me sembla une sorte de canevas de banalités
lourdement narcissiques, le poème d’un valétudinaire : je viens d’écouter
la récitation de quelques mesures de ces Quatuors par Willem Dafoe, et
une de Prufock par Eliot lui-même, en écrivant ces paragraphes: c’est
tout à fait ça ! Les litanies dolentes de la convalescence…
Le nom de Pound apparaissait, comme on sait, en dédicace de The Waste
Land : il y était désigné sou l’appellation du fabbro, de
l’artisan, du fabricateur soucieux d’efficacité, du forgeron habile, et du
« meilleur »… Cela m’a poursuivi jusqu’à ce jour, sur plusieurs
continents : à Assouan où je composai un jour, bien plus tard, un petit Canto
des miens (sans autre prétention que de fixer la date d’un infime et ensoleillé
satori ) ; en Chine, au sommet du Tai-shan (il fallait
bien !), en Amérique centrale même…
Je parlais de Denis Roche.
Les 3 Pourrissements poétiques, voilà le déclencheur, en ce qui me
concerne. Avec la version de l’Herne des Cantos Pisans, et l’ABC de
la lecture… Si bien que pendant quelques années, j’ai en quelque sorte
suivi, ou traversé de biais, disons, les traces de Roche… Comme on part en
chasse (« parmi les pierres », n’est-ce pas !). Absurde, ou
pathétique, certes. Indispensable. Nécessaire, de cette nécessité qui ne tient
pas compte des êtres, mais de ce que j’ai nommé les lignes de force, lignes
sûres par elles-mêmes, objectives, au double sens : clairement dessinées
dans le paysage, et formant réseau déjà contraignant, et qui par conséquent
entretiennent les êtres dans leurs entêtements, leurs luttes avec le réel à
étreindre.
J’étais à Copán à la même époque que Roche. Mon aventure est passablement
différente, mais enfin les aras multicolores à l’entrée du site, je les vois et
les entends encore me siffler leur appel ; l’escalier hiéroglyphique, je
m’y suis planté une après-midi, à ruminer l’avenir, et une aventure sentimentale
en train de s’enliser : des photos restent, une par exemple, d’une des faces de
stèles rongées par le temps, en ouverture de le feu l’ombre ; et 25
ans plus tard, en écho lointain, j’allais traduire le livre de Nathaniel Tarn
sur le Maximón du lac Atitlán, situé non loin de là. Tu ne connaîtras jamais
assez bien les Mayas ! Un autre, que je viens de citer plus haut
entre parenthèses sans le nommer, et dont je vais parler, aurait pu dire cela.
Qu’est-ce que je trouvais chez Roche ? À part évidemment cette injonction
de la préface des Dépôts de savoir & de technique : « …
tout ce sur quoi on tombe, quand on écrit et qu’on est au plus fort, se
présente comme un feu avec l’audace et la beauté absolue d’un Osiris qui dit au
mort : “Passe, tu es pur.” ».
Essentiellement ceci, oui : j’étais enfin mort à moi-même ; j’avais
quitté la vieille peau ; et je trouvais là un guide que j’allais devoir
trahir (comme tous les disciples trahissent les maîtres, c’est couru
d’avance !)… Déjà j’avais vécu dix ans avec en tête l’injonction
d’Apollinaire, ce que je tenais pour une réelle invitation à partir, peut-être
plus encore que les définitifs mépris rimbaldiens : « Adieu adieu /
Soleil cou coupé ». Une assignation à quitter le cadavre, pour revenir
voir ce qu’on est devenu, après l’épreuve… Pour se mesurer.
Roche était allé au plus loin dans l’entreprise de démonstration de l’inadmissible.
Très bien. Il restait à reprendre la route, pour construire à nouveau. Sans
oublier l’exemple : pas de gratte-cul, de ce prurit lyrique qui dévore
l’intelligence des choses (elles sont ce qu’elles sont !) ; pas de
songerie doigt sur la tempe et œil dans la nue qui passe (on ne doit rêver que
ce que l’on doit comprendre : objurgation) ; pas de flocons, pas de
grumeaux (le remplissage, merci !); mais des visites sur les lieux, en la
compagnie intérieure des « copains de génie » (comme dit Michaux),
des parcours et des marches, des enregistrements d’images originelles (pas
« originales », ce serait farce, ça !) ; des souvenirs,
mais incrustés (photographies instantanées de l’émotion brute, à la Plossu),
mais puant la sueur du campement, le dérisoire des compagnonnages des
rencontre, des chambres de motels, des accidents de la route, des faux pas, des
trébuchements, des absences…
Ce que j’aime dans l’œuvre de Roche, c’est qu’elle a décidé de se clore, mais
de façon absolument ouverte à tout ce qui doit venir y déposer pour s’enrichir
de ce qui doit être fait. De ce que chacun, pour peu qu’il sache la
futilité de tout, et de soi surtout, doit faire pour s’accomplir. Dans la mort
juste, et l’éblouissement. Osiris, –et Mâat, la petite déesse au trébuchet
délicat, légère et sensible au vent de l’éventuel comme la plume.
Le Roche du Mécrit et de ses annexes a été un homme généreux : il a
permis, en mettant un terme volontaire à sa carrière de « poète »
fracassé, à qui désirait à son tour jouer sa vie sur les mots sans autre
justification que les marges où ils s’inscrivent, de se mesurer à l’absurde
confondant d’une œuvre à bâtir, une œuvre qui ne soit plus, j’entends bien, un
de ces colifichets qui posent un être, au centre de la galerie des
vanités, mais un bloc de cristal noir, que seuls les voyants des choses, les
perspicaces, peuvent déceler dans la nuit.
4. pendant les dernières années de mon séjour au
Sénégal, j’ai donc passé une partie de mon temps à « traduire ».
Pound certes, l’artisan. J’avais acheté les Cantos dans une librairie de
Lausanne, durant un congé d’été. Mais aussi et surtout Williams, Cummings,
Levertov, et d’autres ; j’ai même eu ma période Ashbery… Très mauvaises
versions. Aucune prétention à la publication ; pas même d’envie quelconque
de littérature. Je détestais la montre, l’étalage ! Je cherchais à faire
jouer une clé. Pas à exposer mes incertitudes. Je ne voulais que comprendre, et
non pas le texte à proprement parler, mais les usages (les politesses et les
impossibilités, ou du moins les limites, s’il y en a) de la langue, de ma
langue, en utilisant ce filtre des lectures américaines. Car c’était bien là en
tout cas, que des choses étaient advenues et devaient faire sens pour moi, mais
d’abord dans une pratique dont je ne savais pas encore le fonctionnement. Car
j’étais las de me dire qu’ayant quitté les « anciens parapets », je
n’avais pas encore trouvé mon perchoir ! Une assise personnelle, à partir
de laquelle entonner quelque aria di bravoura qui donnerait une
justification à mon existence de dandy du quasi-désert.
Je gribouillais mes travaux dans des cahiers bleus à petits carreaux achetés
également en Suisse.
Yves a été frappé, dit-il au détour d’un paragraphe, par cette image d’un
Auxeméry à l’état latent, cravachant « sous son manguier », sur une
table de bois brut, des poèmes-fœtus pour leur faire dire les secrets de leur
fabrication, et le principe de leur nécessité. Je n’avais en effet aucun nom,
pas même pour moi-même.
J’avais pour compagnon de beuveries intellectuelles (et liquides) un Anglais
issu d’Eton, où il avait croisé le futur Prince de Galles (disait-il), très
fantasque, et très vulgaire (la surenchère étant une façon d’humour à
lui !) rejeton d’une célèbre maison d’édition, non sans rapport
étymologique avec la fabrique littéraire ; cet être faisait office
de dictionnaire et d’illustrateur de lexique : il avait des dons de clown
british très particuliers. Je ne sais pas ce qu’il est devenu. Il était capable
de réciter des pans entiers de l’anthologie d’Oxford. À la manœuvre…
Pour l’anecdote : c’est au moment où je doutais de tout que j’ai été
affligé d’une crise de paludisme féroce qui a viré, pour un ou deux mois, en
méningite. J’ai fait pour moi-même le récit de cette expérience-là : la
reprise du sens du réel tangible, audible, sensible (je ne voyais plus rien sur
mes flancs, je tanguais comme un navire saoul) en fonction de la langue si
délibérément swinguée de Cummings. Ce récit commence par la fin, et j’y remonte
à mes propres commencements. Le texte en est enfoui quelque part dans une
chemise au fond d’un placard. Fantôme de moi. Disparition de moi. Desquamation.
Je ne saurais à partir de là plus être que l’autre, le définitivement autre que
ce serpent de moi. Chthonien, oui, rampant peut-être, mais aussi aérien,
vagabond fixe, danseur immobile au centre de mon domaine, voilà ce que je
devais être dorénavant. Et par-dessus tout, fluide car tout coule, comme le
fleuve, rien ne reste de l’instant dans l’instant suivant, rien que l’écho de
ce qui va venir et exige , n’est-ce pas ? Et avalant la
flamme : I have eaten the flame, je cite cette ligne de Pound dans
un poème du Centre de gravité ; le titre de ce livre (disparu de la
circulation) disait assez pour moi.
Changer de nom, changer de peau, parler du dedans du visage inverse du masque,
affronter les démons du dedans, dire ce qui est, alors, depuis le fond
de l’organisme.
Mais je n’en suis pas encore là. Il m’a fallu quelques années pour me digérer.
Quant aux poètes américains, peu à peu, un seul s’est détaché du lot :
avec Olson, j’allais trouver celui qui avait à me dire comment parvenir à dire ce
qui est, lorsque le nom, la peau, la voix se sont débarrassé de ce moi
qui encombre. Cet artifice. Cette pesanteur. Cet engorgement.
La chasse spirituelle, oui, elle allait commencer. Les pierres effondrées, les
glyphes à déchiffrer. Là est la chair solide de l’esprit. Le corps vivant de la
langue.
Je vais reparler d’Olson. C’est même tout le but de ces pages-ci.
5. il y a eu aussi bien entendu, pour beaucoup
d’entre nous, l’anthologie de Roubaud et Deguy, et les Jumelages/Made in USA
du même Deguy, et par la suite, dans les années 80, la lecture de Pound à
Royaumont, et les séances de traduction là-bas, et la venue de Rakosi pour
l’hommage aux Objectivistes. Di Manno en parle de son point de vue. Je ne vais
pas le reprendre.
J’ai donc connu Yves à la fin des années 70. Il avait en tête certainement le
travail sur Paterson, et sur lui-même, comme il l’a dit ; moi,
j’attendais un décret, une confirmation. J’avais changé d’affectation en
Afrique, j’étais passé d’Afrique Noire au Maroc ; j’étais en friche ;
les restes du voyage mexicain fermentaient.
J’en arrive, fermant cette digression anecdotique, à
ce qui constitue pour moi le nœud de l’affaire d’écrire, la définitive pierre
de fondation, celle dans laquelle les anciens Égyptiens inscrivaient la formule
mathématique du bâtiment, et les caractéristiques de son assise et son
orientation sur le terrain.
à suivre…