NDLR : Poezibao donne ci-dessous le
début seulement de long article qu’Ariane Dreyfus consacre à Stéphane Bouquet,
à l’occasion de la sortie de son livre Nos amériques, chez Champ Vallon. La version complète de l’article est proposée en
fichier pdf téléchargeable (lien en bas de l'article).
Voir aussi anthologie permanente 1
et 2
(extraits du livre), et note
de lecture de Yann Miralles
Avertissement aux lecteurs :
Je n’avais pas prévu que les
pages qui suivent seraient si nombreuses. Je suis le travail de Stéphane
Bouquet depuis son premier livre de poésie, et j’avais le projet de présenter
son dernier livre comme je l’avais fait pour les précédents. Mais justement,
plus on est familier avec une œuvre, plus on découvre des choses à en dire,
pour peu que celle-ci soit réellement en chemin et importe. Ce qui dans mon
esprit devait être un article est finalement devenu une étude.
Je remercie donc doublement Florence
Trocmé de la générosité de son accueil, et tout autre lecteur qui aura la patience
de m’accompagner dans cette longue promenade.
Où en est la poésie de
Stéphane Bouquet ?
Je pourrais dire : elle
élabore encore une fois une expérience de pensée et de corps, expérience d’un et
anti-dualiste, qui permet un faire.
Que fait donc cette fois sa
poésie ?
Elle continue à se dégager de
ce par quoi elle a commencé avec Dans l’année de cet âge. Ce premier
livre, constitué d’une addition de constats de « c’est fini » ou, plus
souvent, « cela n’aura jamais vraiment eu lieu » était le livre du
deuil de la vie, livre de nostalgie entêtée, assèchement accentué par l’ironie
infligée à soi-même en raison d’un face-à-face systématique entre les vers et
leur prose de circonstance. Cela a été dit et fait. Et comme seuil, c’était
bien : ainsi la poésie n’a été confondue avec aucune illusion et aucun prestige,
pas même celui de renoncer à elle, ou de se moquer d’elle.
Mais dès le deuxième livre, Un
monde existe, quelque chose s’est ouvert : « Il y a l’espoir d’un
peuple ». Cet espoir, ce livre-ci l’accomplit encore plus que les
précédents. Stéphane Bouquet y fait l’expérience d’une utopie, qui n’est pas dans
ce cas un monde rêvé, mais l’espoir d’une communauté. Le titre, Nos
amériques, avec son possessif au pluriel et l’absence de majuscule, le
dit : est proposée à notre attente une direction commune, absolument pas
réductible à un pays réel même si elle n’en est pas séparable. En effet, le pays nommé n’est pas n’importe lequel,
étant justement celui qui a plus d’avenir que de passé [1], celui aussi
de Thoreau, Emerson, Cavell, Whitman, entre autres, autant de penseurs qui ne
séparent pas écrire et apprendre à vivre parmi les hommes, sans compter la
place essentielle que les écrivains américains ont dans l’ensemble donnée au
quotidien et au prosaïque, jamais méprisés. Comme eux, la poésie de Stéphane
Bouquet ne cesse pas de chercher à s’aboucher à la réalité du monde. Nous
sommes donc en présence d’une utopie paradoxale car fondée sur un refus de
lâcher le monde tel qu’il est. Là est le nerf secret de son énergie.
Première des réalités humaines :
la mort, véritable « basse continue » de cette œuvre. Comment alors
construire une utopie sans oublier que nous mourrons, que nous mourons ? « now
we’re only dying » : parfaite définition de la vie humaine, ce qui
fait que même soulevée de bouffées d’aurore, toute poésie ne peut être que
mélancolie, et viser à « l’élégie partagée ». A la fois élégie et utopie, comment
faire ? Justement en ne détournant pas les yeux (cela, Stéphane Bouquet ne
le fait jamais), en prenant même appui sur cette mélancolie profonde : s’il
y a la mort il y a surtout les morts, et la poésie, amante des aimés absents,
peut toujours aller les chercher pour les montrer encore. Les porter même,
comme cette femme au début du livre ne lâchant pas le cadavre de son
chien :
la femme devait aimer son
chien beaucoup
maintenant
ce sac d’aboiements morts
qu’elle promène
avec tendresse le long du
marché bio
ou ces deux autres :
A côté d’elle, quelqu’un
tient une pancarte levée dans le ciel, avec seulement my son Sean[2]
et autour du nom un filet de noir, un simple ourlet de deuil. Elle
sourit tristement à cette femme qui porte une dernière fois peut-être le poids
soudain si faible de son fils, un sous-enfant désormais, et s’approche d’elle
et lui tend une bouteille d’eau. La femme accepte, parce qu’elle transpire, et
qu’elle a terriblement mal aux bras.
– Si vous étiez assez gentille
pour porter un peu la pancarte.
Et voilà qu’elle porte la
pancarte, le prénom écrit de ce mort, pour que les télévisions le voient, ou
les hélicoptères de la garde nationale, pour que d’une certaine façon il soit
encore un des nôtres et que quelqu’un puisse toujours l’appeler.
Un peuple opérait déjà un
rappel des écrivains morts, en reprenant un jeu auquel l’enfant a joué dans les
cimetières : « J’imaginais les morts figés dans une autre vie et
qu’en faire l’appel leur offrait 10 minutes de mouvements libres, pas
plus : un certain répit de respirer. J’arpentais du coup les allées des
cimetières et articulais le nom de chaque tombe. Je courais sur le gravier,
lisais vite, essayais d’atteindre à la plus grande agitation possible parmi
eux, à la déparalysie générale, à la construction d’un endroit où les gens se
retrouvent et se reconnaissent et probablement se sourient», ce livre l’amplifie
à tous, dès le début:
on dirait dans tu vois la
cohue récupérée des morts
& tout leur vacarme de
revivre
Pour lire l'ensemble de l'article, télécharger le fichier ci-dessous : Téléchargement Ariane Dreyfus, Nos amériques de Stéphane Bouquet
1. cf cette tendre périphrase pour
le désigner : « pays cadet
2. importance
des mères dans l’œuvre de Stéphane Bouquet. Mais celles-ci ne le sont jamais de
filles, toujours de fils. Les mères importent car elles sont les gardiennes sentimentales
de l’enfance, et parfois même de la jeunesse, des garçons – c’est-à-dire de ce
qui définit ces derniers. On peut donc toujours passer par elles pour avoir
accès mentalement à eux. Elles les ont eus absolument – car elles ont été ce
qu’ils ont le plus aimé, leur sol et leur ciel, elles ont aussi touché leurs
vêtements sales, connu leurs sécrétions, point décisif dans l’imaginaire
bouquettien – et les ont perdus absolument, puisqu’il n’est pas nécessaire
qu’ils meurent pour cela. Malgré ce dernier point, il n’était donc pas possible
que Stéphane Bouquet laisse passer sans en rien faire ces manifestations de
mères de soldats partis en Irak.