Autour d’Yves di Manno et de Objets d’Amérique. 3.
Philippe Beck
Poezibao poursuit
avec ce troisième volet la publication des interventions autour du livre Objets d’Amérique d’Yves di Manno
(rencontre du Petit Palais, le 24 février 2010) – lire
ici la première contribution (par Martin Rueff), et la deuxième
(Isabelle Garron)
Objets du silence
C’est un grand plaisir d’essayer de reconstituer ici un peu
le geste d’un ami et d’un collègue en poésie, poète singulier et droit, et un
plaisir aussi fort qu’hommage lui soit justement rendu pour un livre à la fois
si personnel et général.
Je m’attacherai à décrire l’enjeu de la première page du livre, qui évoque,
l’air de rien, la scène originaire de l’auteur et, peut-être bien, la scène
originaire de tout écrivain, voire de tout homme.
Le premier objet qu’évoque Yves di Manno dans ses Objets d’Amérique est bizarre ou étrange, fascinant, intermédiaire,
tissu de signes que l’incompréhension rend durs et compacts : la suite des
lettres forme un texte fermé, clos et fini comme un objet. L’enfant sait
pourtant que l’objet peut être saisi, compris, et que certains enfants, sachant
lire, peuvent déjà le saisir ou comprendre et se tenir au seuil de l’âge
adulte. La scène d’enfance, la scène d’enfant (strictement au sens de Schumann), il
faut la dire inaugurale deux fois. Une première fois, parce qu’elle constitue
le début du livre, son entrée en matière, imprimant à celui-ci une marque
première et une direction. Une deuxième fois, parce que la scène en question
est à bien des égards la scène originaire
de quelqu’un, et de chacun.
La scène, si dense, énigmatique et importante, porte une date :
« septembre 1960 ». C’est « le premier jour de l’année
scolaire ». La scène est campée simplement, et les mots simples pour la
dire l’air de ne pas y toucher retiennent étrangement l’attention. Qu’est-ce
que ce « premier jour » de « l’entrée au cours
préparatoire » ? C’est l’entrée dans l’âge de la lecture et de
l’écriture, ni plus ni moins. Le premier pas vers le seuil. Le « CP »
signe l’adieu au monde du silence autorisé, de la communication irrégulière et
du babil énigmatique et fascinant, l’adieu au monde de la voix en apparence
dispensée de l’écrit. La « préparation » au nouveau monde est
apprentissage des lois de l’alphabet, du déchiffrage et de la transmission, en
somme la découverte des compétences de partage d’une langue. Voilà pourquoi di
Manno a simplement raison de parler d’un « rite de passage »,
serait-il profane. Tout rite implique violence, car il signifie à qui le suit
qu’il n’a pas le choix. L’initiation est une contrainte logique : ou bien
l’enfant accepte la prometteuse violence de l’enseignement (sa question), ou bien l’enfant n’a pas le
droit d’être du nouveau monde, qui est un monde commun régulier (il ne peut
l’approcher). Le déchiffrage sera l’énigme cédant du terrain.
La violence préparatoire est vite signalée sous la forme des larmes qui sillonnent, comme pour s’imprimer sur un
champ muet, le visage du « gamin », dont l’image hante le jeune Yves,
six ans. Le visage sillonné, effet de la violence du rite élémentaire, est un
texte muet ; il dit l’anxiété d’apprendre une langue fixée et, surtout,
des normes en langue. L’image du
« gamin » aux « poings serrés », qui bande ses forces
contre la souffrance anticipée, hante Yves, le narrateur. La scène se passe
vite. « A peine installés dans la salle de classe », les enfants
doivent ouvrir, à la demande de l’instituteur, ce que le narrateur appelle
exactement « le livre de lecture ».
« Livre de lecture » est en italiques, et on peut bien appeler ces
italiques, des italiques de l’effroi
ou des italiques de la violence. Car
l’apprentissage de la lecture est une obligation. L’obligation est
communautaire, et l’enfant devenu un narrateur a une grande conscience de la
communauté préparée, une conscience
intensive. De quelle violence est-il question, et quelle en est la
portée ? Voilà bien mon thème aujourd’hui. Il n’est pas sans rapport avec
le silence de l’objet loin dans sa proximité, en somme avec ce que Benjamin
décrivait exactement comme le fait même de l’aura. L’enfant est préparé à
l’aura.
La situation de l’enfant devant « la page » soumise à chacun des
petits d’homme « à tour de rôle » est exactement la solitude ou l’isolement avec le langage. L’enfant sait parler (il a accès au
langage, son élément pour penser un peu la situation
« préparatoire »), mais en principe il ne sait pas encore lire, ni
écrire (il n’a pas accès à la langue, au savoir de l’outil de langue, au savoir
de l’unité de l’oral et de l’écrit). L’enfant est seul avec l’objet-page, qui
est un condensé de langue, mais un condensé fermé. La solitude a son uniforme, l’uniforme rituel, qui est
l’uniforme de la solitude avec le langage, avec la parole aérienne, en tant que
le langage (l’air) doit donner accès à la langue (à la terre). L’instituteur
doit vérifier qui est « en mesure » de « déchiffrer » la
page, donc de passer de la parole aérée à la science du langage écrit, terré.
L’expression « en mesure » est employée deux fois, de même que le
verbe « déchiffrer ». Un seul élève, en avance, est « en
mesure » d’ « énoncer le texte » ; ce qui
signifie qu’il se mesure en terme de langue. Il accède à la langue, son
humanité s’y mesure. Sachant lire, il quitte aussitôt la classe préparatoire,
pour une terre. Il est déjà initié ; c’est un enfant de la langue
préparée. La « détresse » que ressent l’enfant incapable de lire,
l’enfant à préparer, signifie
qu’il n’a pas encore sa mesure de langue, alors même qu’il sait que chacun, chaque « petit d’homme » doit se mesurer
à elle. L’enfant initiable sait qu’il y a une science commune, un partage du
savoir dans l’écriture. La détresse pré-alphabétique sera dite
« immense », c’est-à-dire non mesurée, hors-langue. Le narrateur
initié parvient cependant magnifiquement à énoncer ici, au présent de narration
(dans la superposition des présents), l’angoisse
de précéder la langue, sans quoi aucun désir d’y accéder (aucun désir
humain) n’est possible. La parole aérée ne suffit pas. La petite enfance ne
suffit pas et résiste. Posons que la situation de l’enfant est exactement
égale, non seulement à la situation du traducteur, mais à la situation du
lecteur qui découvre un livre et désire lui imprimer un sens. Il y a plus, que
les Objets d’Amérique dévoilent peu à
peu : l’écrivain également déchiffre le sens qu’il inscrit ou excrit, et
il procède à cette opération en mémoire de l’effroi qui précède le savoir, en
mémoire d’une parole sans langue et, surtout, éprouvée au bord du silence, dans
une demi-langue, la langue de l’enfant. Car l’enfant n’est qu’à moitié privé de
la langue qu’on lui prépare.
Le deuxième usage des italiques s’applique à la question : Comment fait-il ? Nous sommes au cœur
du présent de narration, qui permet non seulement de faire comme si le sujet était au cœur du passé, de l’ancien présent se
déployant, mais encore de renvoyer l’ancien présent au présent de l’énonciation
– à l’aujourd’hui de langue. Car l’homme qui signe aujourd’hui la page
inaugurale des Objets d’Amérique,
c’est l’enfant continué, l’enfant décrit dans sa nécessaire démunition aux portes du savoir. Les munitions futures
continuent la démunition première, sans doute ; surtout, elles reposent
sur la reconnaissance non seulement des forces de la première démunition, mais
encore des forces de l’effroi de l’accès au chiffre,
à jamais. Rien n’a changé, et tout à changé, à cause de l’effroi intermédiaire.
Or, l’enfant avait quelque munition : le langage parlé, la langue de la
pensée déjà, qui autorise le présent de narration (et déjà le présent des mots
retenus sous un crâne) et précède la science, cause du récit.
Tout se joue donc dans la conscience de l’instant plutôt que dans l’instant
même. Di Manno ou le narrateur relève la soudaineté du déchiffrement de l’élève
savant, qui réfute le silence de l’œil. Dans l’instant compris apparaît le lien
entre langue et langage, écriture et lecture, écrit et voix : « sa
voix remplit le silence de la salle ». Le jeune di Manno est un regard
conscient en silence, un discours intérieur, qui sortira dans la plume de savoir, la plume adulte. Bien. Le discours
intérieur était contenu dans l’angoisse aux portes du chiffre, au seuil de la
communauté de langue. « Comment
fait-il ? » veut dire : Quelle
est sa méthode ? ou bien Quelle
est sa science ? « La question se formule en moi comme si ce
talent relevait d’une magie insoupçonnable. » La magie suppose une méthode
inconnue pour « déchiffrer le message qui se cache derrière l’imbroglio de
signes », ou plutôt : la magie,
c’est la réserve de savoir dans la compétence. L’ « immense
détresse » continue l’effroi qui donne le prix : « je donnerais n’importe quoi, en cet instant précis,
pour être en mesure de déchiffrer le message ... » L’enfant sait que
le prix de la lecture est immense. Il me semble qu’une des leçons de cette
magnifique page d’inauguration, c’est qu’après l’école, jamais l’initiation ne
s’achève. A-t-elle commencé ? Et, si oui, comment a-t-elle commencé ?
Les portes restent ouvertes. La lecture garde un prix non mesurable. En lisant
en écrivant, chacun peut oublier ou bien inoublier le « seuil inaccessible »
du sens. Car c’est bien le seuil même qui reste inaccessible à la fois quand un
sujet est cru passé du côté du message ou de la signification et quand il
s’expose au chiffre du sens, indéfiniment, au titre de la poésie, « cœur
de la littérature ».
Dans Le langage et la mort (p. 70 et
sq.), Agamben relève un passage du De
Trinitate (X, 1, 2) à propos de l’expérience d’entendre un mot de
signification inconnue. C’est l’expérience inverse ou symétrique de
l’expérience fidèlement évoquée par di Manno. L’expérience d’entendre prononcer
et de comprendre un groupe de signes illisibles est la symétrique inverse de
l’expérience d’entendre prononcer et de ne point comprendre un mot lu dont on sait qu’il n’est pas un mot vide. Car
l’enfant di Manno ou l’enfant de di Manno (l’enfant vrai dont il fait à son
insu la description phénoménologique) sait que le texte encore illisible ou
indéchiffré de lui a un sens ; il le sait d’une certitude apodictique,
exactement comme le sujet qui peut lire un mot énigmatique et l’entend dire
sait qu’il ne s’agit pas d’une voix vide
(vocem inanem). Augustin dit :
« Si en effet il ne connaissait que le son et ignorait que ce son signifie
quelque chose, il ne chercherait plus rien une fois perçue, autant qu’il était
en son pouvoir, la réalité sensible. » Sans doute l’enfant à qui on soumet
une page sait-il que la page ne lui serait pas soumise si elle n’avait aucun
sens. L’école ne lui propose pas d’emblée la « sonate originaire » de
Schwitters, laquelle échappe moins au sens qu’à la signification. Mais n’y
a-t-il pas au fond de l’impérieux besoin de déchiffrer bien plus que le désir
de savoir comme les autres ? N’y
a-t-il pas dans le hiéroglyphe de l’enfant, dans l’énigme de la page, dans
l’écrit à découvrir, avant la prononciation même, avant l’énoncé du texte, une
force, un appel au savoir dont nous cherchons précisément à reconstituer le
message silencieux ? La page en appelle à ce que Tortel nomme « la
faculté d’émettre et d’entendre un langage » (Un autre XVIIe,
Marseille, André Dimanche, 1994, p. 141). Elle dit le sens du silence, le prix
humain du sens, immense. La page première de di Manno, dans sa pudeur
hyperbolique, sa retenue d’exception, nous aide l’air de rien à faire la
théorie de l’homme comme sujet lyrique. Car l’enfant continué, le petit d’homme
et de femme, est le sujet d’un discours qui est un chant premier et dépendant.
par Philippe Beck
photos @Florence Trocmé, de haut en bas, photo 1, Philippe Beck, photo 2, de gauche à droite Stéphane Bouquet, Yves di Manno et Philippe Beck, photos 3 et 4, Yves di Manno et Philippe Beck