D’Un Perpétuel Hiver paru en 2009 chez Gallimard, est un ouvrage
qui paraîtra sans doute déroutant à de nombreux lecteurs. Le livre se compose
de quatre parties. La première, Etudes, se
présente sous la forme d’un ensemble de 18
poèmes en vers libres. La seconde, Pas de
noms se constitue de 3 parties dialoguées entre des personnages réduits
soit à des numéros, soit à des initiales, voire à de simples tirets. Les 2
dernières parties sont des proses : courtes pour les 10 premières qui ne font au plus qu’une
trentaine de lignes, longue pour la dernière intitulée Nous étions trois qui raconte sur près d’une trentaine de pages les
tribulations fantastiques de trois personnages issus d’une célèbre photographie
d’August Sanders représentant
3 fermiers endimanchés sur une route de campagne quelques mois avant la
première guerre mondiale.
Cette composition qui s’affranchit sans état d’âme des règles les plus
conventionnelles des genres, nous transportant de l’écriture proprement
poétique en vers à l’écriture romanesque en prose en passant par le
questionnement philosophique théâtralisé à la manière un peu de certaines
œuvres de Diderot, n’est toutefois qu’un des aspects les plus immédiatement
visibles de l’extrême plasticité de l’auteur. Effectivement, non content de
nous balader en apparence d’un genre à l’autre, E. Moses nous promène d’un lieu
à l’autre, d’une époque à l’autre et surtout d’une identité à l’autre dans un
univers qui semble davantage relever de la logique particulière et
kaléidoscopique du rêve que de la réalité.
Si le premier texte, dans lequel on pourra retrouver l’écho de certaines pages
célèbres du début des Confessions d’un
enfant du siècle, nous ramène aux
cruelles désillusions de lointaines guerres de conquête sur les routes d’Europe,
le dernier nous projette au nord de Mexico pour y interroger le pouvoir de
résurrection des 4 Atlantes de la légendaire capitale des Toltèques, Tula.
Entretemps nous aurons contemplé Istanbul du haut de la tour de Galatasaray, aurons
médité devant la statue d’Hercule Farnèse que conserve le Musée de Naples ou
devant le portrait de l’auteur du Courtisan,
Baldassare Castiglione, aurons appris le sens du mot tordos pour les villageois péruviens, nous serons remémorés en
anglais le premier vers d’un poème de Lord Byron inspiré par les souffrances
d’un prisonnier, serons entrés par
effraction dans l’atelier d’un peintre poursuivant l’idéal de rendre non pas la
ressemblance mais la destinée des choses, aurons encore accompagné quelques
retours dans des maisons et des chambres d’enfance, aurons rendu visite à un
père mourant…
Des personnages ainsi apparaissent puis disparaissent, certains reviennent
comme cet énigmatique Monsieur Néant
en lequel se reconnaîtra un double décalé, burlesque de l’auteur lui-même,
projetant comme lui de mettre « dans
la bouche [des personnages émergeant de sa conscience] des langues qui le font rêver depuis toujours » ou
s’efforçant de faire siens les « plaintes,
gémissements, soupirs [qui se glissent à l’intérieur de sa voix] à la manière de mains dans des gants qui ne
leur appartiennent pas ».
Le problème de l’identité ou plus exactement celui du rapport entre le
caractère insaisissable de celle-ci et un monde qu’il faut bien prendre en
charge dans sa terrible et merveilleuse diversité, est au centre de la pensée
qui anime l’auteur d’Un perpétuel hiver.
L’épigraphe empruntée au célèbre drame de l’auteur norvégien Ibsen, Peer Gynt n’est donc pas purement
anecdotique qui place l’œuvre sous le signe d’un héros ou plutôt d’un
anti-héros parti défier le vaste monde avant de découvrir la cruelle vérité de
la séparation absolue de l’être.
Les voix que nous font entendre le beau livre d’Emmanuel Moses parlent ainsi « rien que de choses et d’autres »
comme au hasard de l’existence, à travers des identités d’emprunt délivrées du
« cachot de la réalité ».
Et, confrontées à un monde où la mort peut surgir à chaque détour de chemin, un
monde aussi dont rien n’assure la cohérence, où tout, comme le suggère l’un des
personnages, coexiste juxtaposé, enchevêtré et dépourvu même de cette frontière
qui assurerait au minimum un lien, la possibilité d’un franchissement, chacune
de ces voix n’a d’autre salut que de s’affirmer dans un acte de parole. Car
« le langage écrit Moses doit demeurer/ notre tissu natif si
précieux/ comment un paysage devient paysage/ et un langage paysage/ une route
bordée de croix et semée de charognes/ roule ma langue/ je fourche/ j’aime je
défroisse/ le grand tissu nocturne ».
C’est que face à toutes les désillusions de l’histoire, à notre façon plus ou
moins défaillante, pas trop bien soutenue, d’aller mourant sans trop comprendre
ce qui nous arrive, face à ce « perpétuel
hiver » de vivre, la littérature, l’art peuvent apporter la consolation passagère d’un moment
peut-être illusoire mais bienvenu de chaleur, de lumière. Une certaine
expérience contrapunctique, étrange et
déroutante de la présence. Comme celle qu’éprouve le narrateur dans la chambre
de son père mourant quand il voit se juxtaposer « sur le corps malade allongé, d’une maigreur qui annonçait la
nature et l’issue de la lutte », un autre corps, celui du père
d’autrefois « celui qui n’était plus »
mais qui « lui semblait condenser le
flux chaud et épais de la vie même » et « à présent enveloppait
l’autre, le contenait, comme une coupe d’argent un vin précieux, l’éclairant
d’une lumière qui alliait l’ancienne gloire à une nouvelle ».
par Georges Guillain
Poète, écrivain et traducteur, Emmanuel
Moses est né à Casablanca (Maroc) en 1959. Il a passé son enfance à Paris avant
de s’installer à Jérusalem en 1969. Depuis 1986, il vit et travaille à Paris.
1. C’est aussi une photographie de Sanders qui fournit la matière de ce
portrait de la Mort apparaissant pages 112- 113 « sous la forme d’un homme
aux paupières gonflées aux joues tombantes le bas du visage couvert d’une
courte barbe la bouche contractée en une ébauche de sourire moqueur […]coiffé
d’un chapeau haut de forme […] un de ses bras [pendant] le long du corps [tandis
que] l’autre plié prenait appui sur sa hanche »
2. Par rapport à une expérience qui pourrait être fusionnelle, harmonieuse avec
le monde, une expérience contrapunctique serait une expérience dans laquelle on
n’aurait pas l’illusion de se perdre au cœur des choses mais simplement celle
de les accompagner, de se conjuguer à elles sur le mode à la fois d’une
présence attentive, exacte mais cependant distincte. Une sorte de
présence-absence en quelque sorte