Des mots qui nous
trimballent d’avant le dire et la naissance des paroles jusqu’à la
reconnaissance éprouvée d’une solitude fondamentale, celle là même que nous
partageons avec tous les autres vivants menant leur vie plus ou moins morcelée,
plus ou moins maîtrisée, comme nous illusoire. La voix qui parle à l’intérieur d’Avant les monstres part de loin. Bien
avant d’ailleurs ces touts premiers souvenirs réinventés datés de 1965, où à
peine âgé de cinq ans l’enfant surprend déjà la peur en soi de se laisser
happer par l’ombre au mur, de l’arbre qui le regarde face à la fenêtre ouverte de
sa chambre. Cette voix part du manque. Un manque que notre présent désastreux
ne fait que creuser davantage. Le désir affamé de répondre à cette cruelle
« défaillance du monde plein »
où il nous a été donné à nous surtout, modernes, de vivre.
Poussières de passé, espaces dispersés, silhouettes estompées1 qui n’ont plus aujourd’hui que les mots
pour rester, les matériaux de Dominique Fabre, par ailleurs romancier et
nouvelliste, sont une autre façon pour lui de reconstruire et de réhabiter sa
vie. Une vie qui dans Avant les monstres
ne se raconte pas exactement comme un roman avec sa part d’inventions, de
distorsions, ses cohérences narratives, sa recherche d’unité par exemple dans
le ton, la mise en place plus ou moins précise des personnages mais qui
s’évoque à la manière libre et inventive de l’écriture poétique contemporaine. Le
pouvoir de suggestion l’emporte ici de beaucoup sur la richesse d’information.
Primauté est donnée à la résonnance. Et au retentissement. Ce qui suppose
l’abandon d’un certain nombre de détails matériels, de précisions de cadre,
d’enchaînements temporels2.
Ce qui se lira sans doute alors dans ce premier livre de poèmes c’est l’évocation, tout en sensibilité,
en allusions et sans aucun de ces grands mots qui sonnent toujours faux, de
notre existence séparée, vulnérable, médiocrement protégée s’expliquant comme
elle peut avec la vie courante. Les lecteurs de Dominique Fabre y retrouveront
sûrement bien des choses qui lui sont personnelles et qu’il a précédemment
orchestrées dans ses nombreux textes narratifs. Et notamment une attention
particulière à l’autre. Une forme d’empathie qui pour être discrète ne s’en
affirme pas moins forte. Sur une vidéo qu’on peut consulter facilement sur
internet Denis Podalydés3 a bien fait
apparaître cette dimension particulière du livre qui est de susciter pour nous
l’image de personnages attachants, comme celle de cette vieille dame qui dans
la non moins vieille maison où elle est née « surveille/ les pavés de la cour du fond/ les géraniums/ dans son regard
qui tremble/ bleu ». Ou de tel maçon portugais venu boucher un trou
sur le trottoir, assis comme un enfant « avec la truelle et le seau/ l’eau et le sable ». Ou encore de cette
femme dont la voix magnifique s’adresse à son compagnon disparu le faisant
ainsi exister dans son absence même : « d’accord pour le silence dont je ne suis plus dégôutée, d’accord pour
écouter sans toi la radio le matin, d’accord pour ne pas te tenir la main, pour
ne pas sentir ta bouche et ton haleine, pour ne pas te choisir des cravates
quand c’est une fête, pour ne pas avoir à t’écouter (dis tu m’écoutes), pour ne
pas avoir à espérer à ta place, ne pas avoir à désespérer à ta place, avec ton
ombre vide en face de moi… »
Une attention nostalgique au monde, des trous qu’on tente enfantinement de
boucher, un vide qu’on cherche à combler tragiquement de paroles. En s’étourdissant
un peu. C’est cela sans doute qui pourrait résumer le très beau livre de
Dominique Fabre, un livre fait « de
plusieurs regards collés à des fenêtres qui ne sont peut-être pas toutes
tombées ». De ces regards qui finalement n’attendent que de croiser le
nôtre sans espérer quoi que ce soit de particulier – faut pas rêver - mais simplement que tout ce qui peut être dit soit
dit, quand même, « juste à ce moment
là ».
par Georges Guillain
Dominique Fabre
Avant les monstres
Illustrations de León Diaz-Ronda
Cadex éditions
[1]
Les familiers de l’œuvre de Dominique Fabre reconnaîtront ainsi telle évocation
de son passé d’ « enfant payant » en nourrice à Pringy en
Dauphiné. Ils retrouveront le paysage d’Asnières où Dominique reviendra près de
sa mère dans la première moitié des années 70.
Tel poème écrit en anglais leur rappelera les années passées aux
Etats-Unis où le jeune Fabre a vécu de petits boulots. Ils sauront associer
également tel ou tel poème à l’évocation de la séparation douloureuse évoquée
par exemple dans Je voudrais revoir Callaghan…
On ne saurait trop insister enfin sur l’intelligence « illustrative »
de l’éditeur, en l’occurrence l’éditrice, qui a su confier au photographe
d’origine espagnole, Leon Diaz-Ronda, le soin de ponctuer l’ouvrage d’une série
de photographies dont la technique particulière s’accorde merveilleusement avec
l’expérience du temps telle que l’éprouve notre auteur.
2 On trouvera intérêt, d’un point de vue biographique et pour mieux comprendre
tout ce qui sépare le poème du roman à relire à la lumière de Ma Vie d’Edgar,
paru au Serpent à Plumes, dans la collection motifs, certains des textes d’Avant
les monstres, relatifs aux premières années de la vie de l’auteur. Le petit
texte daté de 1968 qui contient une évocation de sa nourrice et de son mari y
trouvera un éclairage intéressant. De même un certain nombre d’allusions, qu’on
trouvera par exemple dans le tout premier texte, à l’adoucisseur d’eau
Culligan, au chien débile de l’hôtel des Chardons bleus … bref à ces divers
biographèmes, comme on dit en langage savant, qui donnent au poème son
caractère plus personnel.
3 Lecture
de Dominique Fabre par Denis Podalydès sur la web TV du Centre National du
Livre : émissions proposant des vidéos
(Vidéo du 29 mars 2010, 17h-17h30) entièrement dédiées