Poezibao a
organisé le 16 juin dernier une soirée spéciale Traduction en pré-ouverture du
Marché de la Poésie, à Paris (compte-rendu,
avec photos).
Le principe était le suivant, chaque traducteur apportait une traduction
inédite, laquelle serait publiée ensuite sur le site Poezibao.
Le site entreprend donc aujourd’hui la publication de ces contributions. Dans
l’ordre seront ainsi publiés des textes et poèmes de :
1. Rachel Blau Du
Plessis (traduction Auxeméry)
2. Klaus Merz
(trad. Marion Graf)
3. Frank O’Hara (trad. Olivier
Brossard) à venir
4. George Oppen
(trad. Yves di Manno)
5. Nichita Stanescu & Herta
Müller(trad. Pierre Drogi)
6. Carlo Bordini (traduction Olivier Favier)
7 Sera publiée également une traduction inédite d’Erich Arendt, envoyée par Jean-Claude
Schneider qui ne pouvait malheureusement être présent. Un fichier Pdf
avec l'intégralité des textes sera publié lorsqu'auront été mises en ligne
toutes les contributions.
5. Nichita Stănescu &
Herta Müller
Traductions Pierre Drogi
Références des textes traduits :
Nichita Stănescu, Ordinea cuvintelor
[L’Ordre des mots], anthologie
personnelle d’auteur, editura Cartea românească [édition Le livre roumain],
Bucarest, 1985 ; tome 1, p. 142-143, pour les deux premières strophes (sur
sept) ici traduites d’“ Enkidu ” ; tome 2, p. 324, pour
“ Shakespeare ”
Herta Müller, Der König verneigt sich und
tötet [Le Roi s’incline et tue],
Fischer Taschenbuch Verlag, München Wien, 2003 ; le début de l’essai ici
traduit figure p. 74 et 75
Remarque :
Les traductions, ici conformes à ce qui a été lu, sont encore susceptibles
de modifications, le cas échéant.
Présentation
Il m’a paru intéressant pour cette soirée consacrée à la traduction de
réunir deux langues et deux auteurs qui entretiennent des points communs :
contiguïté géographique pour les deux langues en contact l’une avec l’autre en
Roumanie (c’est d’ailleurs le motif du premier essai de Herta Müller, au début
du livre dont il sera lu un extrait) ; porosité des deux auteurs aux
langues et aux cultures qui leur seraient étrangères par la
“ communauté ”, l’espace ou le temps. Acharnement aussi à passer par
leur langue “ propre ” pour exprimer cette porosité et ce contact.
L’un comme l’autre des deux auteurs lus ce soir est animé par une même
conviction : c’est à la seule condition de placer sa propre langue en
rapport ou en contact avec d’autres, par la sortie donc d’une territorialité
perçue comme propre, que l’on peut révéler cette langue et la parole qu’elle
porte comme capables de “ voir ” : “ en chaque langue nichent
d’autres yeux ”, écrit ainsi Herta Müller. Condition indispensable pour se
révéler finalement, éventuellement, à un autre soi-même : déstabilisé,
ouvert préalablement au caractère arbitraire et créateur de sa langue par le
contact étrangeant à d’autres langues.
On peut ajouter leur égale indifférence à l’égard de la différence vers-prose (sic)
ainsi que l’importance accordée par l’un et l’autre au silence comme part
essentielle de la parole, voire garantie de la capacité de cette dernière à
transmettre une émotion.
L’un et l’autre placent leur confiance, en somme, dans le caractère méta- ou
trans-linguistique de la parole. Ce que Stănescu désignait par le vocable de non-mot
(sorte de mot silencieux tendu entre les mots), Herta Müller le retrouve dans
le silence comme alternative au discours et dans cet autre silence que seule
permet la littérature, un silence inclus dans la parole ou qui accompagne la
parole comme gage d’une communication véritable.
Il est à noter que pour l’un et l’autre, le passage d’une langue à l’autre
permet de transporter justement avant tout cette part de silence et de la
“ mesurer ”, dans l’écart.
Les trois textes choisis ce soir s’efforcent de sortir aussi bien celui qui
parle que celui qui écoute de l’habitude de la langue et de l’habitude du
discours (principalement liées pour Herta Müller, à l’habitude de parler de soi),
et de glisser, par là même, “ hors de sa propre peau ” (Herta Müller
encore) sous la langue.
Ce qui compte est donc situé hors des mots, hors de soi aussi si ce
“ soi ” est assimilable à Narcisse et à son arrogance. Mais il se
rend perceptible par des mots, à travers eux, dans une confrontation originaire
et ultime au silence.
Concernant Stănescu, on entendra ici deux manières, la baroque pour le premier
texte, et la lapidaire, situées aux deux extrémités de sa pratique de
l’écriture. Toutes deux s’efforcent d’aller chercher pour la traduire “ en
langue propre ” la question de l’origine, ici en référence à Gilgamesh et
à Shakespeare. Ces derniers sont bien, en effet, pour Stănescu les plus exacts
contemporains qui nous permettent d’être ou de devenir “ contemporain[s]
avec [nous]-même[s] ”.
1. Stănescu
Enkidu (tiré de Dreptul la timp, 1965, titre de recueil qu’on pourrait rendre à la
fois par Juste à temps, À point nommé, (Le)
Droit au temps)
Il est mort Enkidu, mon ami,
qui
tuait avec moi des lions.
(du
poème Gilgamesh)
I
Regarde tes mains et réjouis-toi parce qu’elles sont absurdes.
Et tes jambes regarde-les, le soir, quand tu te tiens debout sur elles,
pendant vers la lune.
Peut-être suis-je beaucoup trop près pour que tu me voies,
mais cela même est autre chose que rien.
Je me ferai éloignement pour pouvoir tenir dans tes yeux,
ou mot, encore, avec des sons de la grosseur de la fourmi,
pour pouvoir tenir dans ta bouche.
Tâte ton oreille et ris, émerveille-toi que tu puisses tâter.
Après moi-même j’ai mal, pendant ce bref passage.
J’ai tendu ma vue et elle a rencontré un arbre,
Et c’était lui !
Regarde mes épaules, et dis-toi que ce sont
les plus puissantes que tu aies jamais vues, après l’herbe et les buffles,
parce que sans raison elles sont ainsi.
Avec elles je transporte l’éloignement comme un sac en peau
au moulin à vent.
C’est pourquoi, quand au tréfonds des yeux
les par moi jamais atteintes lumières me brûlent,
j’étends la suave douleur bleue au dessus du crâne
afin qu’elle me tienne lieu de ciel.
Et si j’ai mal après moi-même, avec les ruisseaux,
avec les pierres, avec une bande de mer,
voilà qui me tient lieu de lit
jamais assez pour tenir ma pensée
en éternelle croissance, oh, je n’ai pas moyen de savoir si toi aussi
as mal après toi-même, et celui-là n’est pas moi
avec qui je parle !
lire la suite, soit la suite de ce poème, le second
poème de Stănescu, les versions originales en roumain et le texte d’Herta
Müller, avec le texte original en allemand en cliquant sur « lire la suite
de...)
II
Pour qu’il y ait quelque chose entre nous, quelqu’un d’autre - ou bien moi
même - j’ai baptisé ce que
moi-même j’avais fait,
me blessant,
toujours me rapetissant, toujours mourant,
avec des mots dits par mes lèvres.
Et pour la grande douleur, je l’ai dite bleue,
sans plus de raison, ou bien seulement parce qu’ainsi m’ont
souri mes lèvres.
Je te demande, à ton tour, si toi aussi, tu as appelé ainsi une autre douleur,
souriant,
et laquelle tu as appelée du même nom…
Oui, c’est sûr, l’élévation que j’ai projetée de mes yeux
comme un javelot sans retour,
tu l’as toi caressée autrement parce que tes mains,
jumelles des miennes, sont absurdes, et il aurait fallu
que nous nous réjouissions de ces mots qui passent
d’une bouche à une autre comme un ruisseau invisible,
parce qu’ils n’existent pas.
Ô, mon ami, comment est ton bleu à toi ?
Enghidu
A murit Enghidu, prietenul meu,
care
ucise cu mine lei.
(din
poemul “ Ghilgamesh ”)
I
Priveşte-ţi mîinile şi bucură-te, căci ele sînt absurde.
Şi picioarele priveşte-ţi-le, seara, drept cum stai,
atîrnînd spre lună.
Poate că sînt mult prea aproape ca să mă vezi,
dar şi aceasta e altceva decît nimic.
Mă voi face depărtare, ca să-ţi încap în ochi,
ori cuvînt, cu sunete de mărimea furnicii,
ca să- ţi încap în gură.
Pipăie-ţi urechea şi rîzi şi miră-te că poţi pipăi.
Pe mine însumi mă dor, în scurta trecere.
Mi-am întins privirea şi ea a întîlnit un copac,
şi el a fost !
Umerii priveşte-mi-i, şi spune-ţi că sînt cei mai
puternici pe care i-ai văzut, după iarbă şi bivoli,
căci fără pricină sînt aşa.
Cu ei mut depărtarea, ca pe un sac de piele
la moara de vînt.
De-aceea cînd mă ard în străfundul ochilor
niciodată atinsele de mine lumini,
suavă durere albastră-mi întind peste creştet,
să-mi ţină loc de cer.
Şi dacă mă dor pe mine însumi, cu rîuri,
cu pietre, cu o dungă de mare,
atît cît să-mi fie toate un pat,
totdeauna neîncăpător gîndului meu
în veşnică creştere, o n-am să ştiu că şi tu
te dori pe tine asemeni, şi nu eu sînt acela
cu care vorbesc !
II
Ca să fie ceva între noi, altcineva - sau eu
însumi - am botezat ceea ce
însumi eu făcusem,
rănindu-mă,
mereu împuţinîndu-mă, mereu murind,
cu vorbe de buzele mele spuse.
Şi pentru durerea cea mare, albastru i-am zis,
tot fără pricină, ori numai pentru că aşa mi-au
surîs buzele.
Te-ntreb,
oare tu, dacă asemenea ai spus, surîzînd,
cărei alte dureri i-ai spus astfel ?
Desigur, înalţimea pe care-am azvîrlit-o din ochi,
ca pe o suliţă fără întoarcere,
tu altcum ai mîngîiat-o, pentru că mîinile tale
gemene cu ale mele, sînt absurde, şi-ar trebui
să ne bucurăm de aceste cuvinte trecînd
de pe o gură pe alta ca un rîu nevăzut,
căci ele nu există.
O, prietene, cum este albastrul
tău ?
Shakespeare (posthume)
Le cheval est une limite désespérée.
Moi aussi je suis une limite.
Le tilleul avec son arôme de tilleul tout entier
est une limite désespérée.
Moi je ne suis qu’une limite.
Soudain je m’ébranle et leur crie :
Allons, épouvantons la nature !
Allons ! je crie.
Et ce perfide de temps
qui passe comme un serpent.
Mais que disais-je ?
Sur ce perfide de temps ?
Que parlai-je - de cheval ?
Je donnerais plutôt la royauté de cet arôme de tilleul
pour un cheval.
Shakespeare
Calul este o margine deznădăjduită.
Şi eu sunt o margine.
Teiul cu mirosul lui de tei cu tot
e o margine deznădăjduită.
Eu sunt numai o margine.
Deodată pornesc şi le strig :
Haide să ingrozim natura !
Haide !, strig.
Perfidul acesta de timp
care trece ca un şarpe.
Dar ce spuneam ?
De perfidul de timp ?
De cal ziceam ?
Mai că aş da mirosul de tei dumnezeiesc
pentru un cal.
2. Herta Müller, Le Roi s’incline et tue
Lorsque nous nous taisons, nous nous
rendons désagréables - lorsque
nous parlons, nous nous rendons ridicules
Le silence n’est pas une pause dans le discours, mais une chose en soi. Je
connais depuis mon lieu d’origine, parmi les paysans, une manière de vivre qui
n’a pas fait de l’usage des mots une habitude. Lorsqu’on ne parle jamais de
soi, on ne discourt pas beaucoup. Et plus quelqu’un était enclin à se taire,
plus forte était sa présence. Comme tout le monde à la maison, j’avais appris à
interpréter le tressaillement des traits du visage, des veines du cou, ailes du
nez ou coin de la bouche, du menton ou des doigts et à ne pas attendre les
mots. Parmi des gens qui se taisent, nos yeux à tous avaient appris quel
sentiment l’autre transporte à travers la maison. Nous écoutions davantage avec
les yeux qu’avec les oreilles. Il en résultait une agréable lourdeur, une
sur-pesanteur des choses traînée ou étirée en longueur que nous transportions
avec nous dans la tête. Les mots ne peuvent jamais fournir un tel poids parce
qu’ils ne restent pas en place. Juste après avoir été proférés, à peine dits
jusqu’à la fin, ils sont à nouveau muets. Et ils ne se laissent dire qu’un à un
et à la suite les uns des autres. Chaque phrase ne vient qu’à son tour, lorsque
la précédente a pris congé. Dans le silence, en revanche, tout arrive au même
endroit à la fois, tout y reste suspendu, même ce qui n’a pas été dit depuis
longtemps, et même ce qui n’est jamais dit. C’est un état plus stable, fermé
sur soi. Le discours, lui, est un fil qui se tranche lui-même avec les dents et
qu’il faut toujours nouer à nouveau.
Lorsque j’arrivai à la ville, je découvris avec étonnement la quantité de
discours qu’il faut aux citadins pour s’éprouver eux-mêmes, pour être l’ami ou
l’ennemi de quelqu’un, pour donner quelque chose ou obtenir quelque chose. Et
plus que tout, combien abondamment ils se plaignent quand ils parlent
d’eux-mêmes. Dans la grande majorité de leurs discours, le permanent
appariement d’arrogance et de pitié à
l’égard de soi-même, complaisance narcissiquement adressée à tout leur corps.
Toujours ils couraient de tous côtés avec ce Moi surmené à la bouche. Leur
gestique était souple, les citadins avaient d’autres articulations que les
paysans sous leur peau, leurs langues faisaient tenir encore une fois la
personne tout entière dans la bouche. Moi, qui avais exercé si longtemps le
silence et qui avais apporté de surcroît du village de lourds os villageois,
qui ne parlais d’abord pas du tout et ensuite bien mal roumain, cette
obligation à discourir m’était une gêne.
Wenn wir schweigen, werden wir unangenehm - wenn wir
reden, werden wir lächerlich
Das Schweigen ist keine Pause beim Reden, sondern eine Sache für sich. Ich
kenne von zu Haus bei den Bauern eine Lebensweise, die sich den Gebrauch von
Wörtern nicht zur Gewohnheit machte. Wenn man nie über sich selbst spricht,
redet man nicht viel. Je mehr jemand zu schweigen imstande war, um so stärker
war seine Präsenz. Wie alle im Haus hatte auch ich gelernt, am anderen das
Zucken der Gesichtsfalten, Halsadern, Nasenflügel oder Mundwinkel, des Kinns
oder der Finger zu deuten und nicht auf Wörter zu warten. Unter Schweigenden
hatten unser aller Augen gelernt, welches Gefühl der andere mit sich durchs
Haus trägt. Wir horchten mehr mit den Augen als mit den Ohren. Es enstand eine
angenehme Schwerfälligkeit, ein in die Länge gezogenes Überwicht der Dinge, die
wir im Kopf herumtrugen. So ein Gewicht geben die Wörter gar nicht her, weil
sie nicht stehenbleiben. Gleich nach dem Sprechen, kaum zu Ende gesagt, sind
sie schon stumm. Un aussprechen lassen sie sich nur einzeln und nacheinander.
Jeder Satz kommt erst dann an der Reihe, wenn der vorherige weg ist. Im
Schweigen kommt aber alles auf einmal daher, es bleibt alles drin hängen, was
über lange Zeit nicht gesagt wird, sogar was niemals gesagt wird. Es ist ein
stabiler, in sich geschlossener Zustand. Und das Reden ein Faden, der sich
selber durchbeiβt und immer neu geknüpt werden muβ.
Als ich in die Stadt kam, wunderte ich mich, wieviel die Städter reden müssen,
um sich selber zu spüren, um einander Freund oder Feind zu sein, um etwas
herzugeben oder etwas zu bekommen. Und vor allem, wie viel sie klagen, wenn sie
über sich selber reden. In den meisten ihrer Gespräche die ständige Paarung von
Arroganz und Selbstmitleid, mit dem ganzen Körper selbstverliebtes Getue. Immer
liefen sie herum mit diesem überstrapazierten Ich im Mund. Ihre Theatralik war
geschmeidig, die Städter hatten andere Gelenke als die Bauern unter der Haut,
ihre Zunge waren noch eimal die ganze Person im Mund. Mich, die so lange das
Schweigen geübt und dazu noch schwerfällige Dorfknochen mitgebracht hatte, die erst
gar nicht und dann dürftig Rumänisch sprach, hemmte dieser Zwang zu reden.