Guillaume Métayer vient de terminer une nouvelle traduction du recueil majeur d'Attila József Ni père ni mère (Budapest, 1929) qui contient un certain nombre des poèmes les plus célèbres du poète ("Coeur pur", "Berceuse"...). L'ouvrage va paraître très prochainement aux éditions Sillage à Paris, qui publient de la poésie pour la première fois à cette occasion.
C'est la première fois qu'un seul traducteur, connaissant le hongrois, propose sa version de ce texte.
Le très beau recueil anthologique de Phébus, Aimez-moi, est en effet constitué de traductions dues à plusieurs mains (15 traducteurs pour ce seul recueil, dont plusieurs pour le magnifique poème-fleuve, les "Médailles", et plus de 35 pour l'ensemble du livre)
Poezibao a donc souhaité en savoir un peu plus sur ce travail et a mené un entretien avec Guillaume Métayer.
Poezibao : Qu’est-ce qui a suscité votre démarche de traducteur ? Aviez-vous traduit d’autres poètes auparavant ? Et comment avez-vous découvert Attila József ? Et peut-être plus largement la langue et la littérature hongroise ?
Guillaume Métayer : J’ai rencontré la Hongrie par la poésie et, plus précisément, un groupe de poètes autour du poète contemporain István Kemény qu’il m’a été donné de rencontrer et de fréquenter à Budapest à partir de l’été 1997. La langue hongroise m’a attiré alors que je vivais en Angleterre, et que je trouvais frustrant d’y apprendre une langue qui jouait essentiellement le rôle de lingua franca, surtout dans sa forme globalisée. Je voulais une langue qui ouvre sur un ailleurs, pas sur un lieu commun. J’ai été subjugué par l’œuvre de Kemény dont j’ai publié en juin 2008 une anthologie chez Caractères (voir Poezibao, 6 avril 2010). Et comme Attila József n’est pas une source majeure de Kemény, qui s’inscrit davantage dans la lignée d’Endre Ady, je suis longtemps passé un peu à côté de cet immense poète hongrois. Je le lisais avec une relative froideur que j’ai voulu en quelque sorte réparer par cette traduction.
Poezibao : Pouvez-vous présenter rapidement l’auteur et son livre ? Est-il très connu dans son pays, dans d’autres pays que la France ?
Guillaume Métayer : Il y a trois grands poètes hongrois qui marquent trois grandes époques, trois grands styles. Le premier, c’est le poète romantique et révolutionnaire Sándor Petöfi. Le second, c’est Endre Ady, le moment symboliste. Et le troisième, le plus proche de nous dans le temps et par l’inspiration, c’est Attila József, né en 1905 et mort en 1937. Il est sans doute aujourd’hui le grand poète hongrois de référence, plus encore que Petöfi, qui reste attaché à la révolution de 1848. Le recueil Ni père ni mère contient un certain nombre de ses poèmes les plus célèbres, « Cœur pur », « Je te bénis de mon chagrin et de ma joie », « Médailles », « Berceuse »... Attila József est central dans la poésie contemporaine hongroise, et sa place grandit chaque jour davantage aussi dans la poésie mondiale. Bien sûr, l’obstacle de la langue demeure, et c’est aussi pour cela que j’ai essayé cette traduction qui se veut plus précise et plus fidèle que les adaptations en français proposées dans le passé. Le pluralisme est essentiel aussi en matière de traduction !
Poezibao : La France le connaît peu, mais il semblerait toutefois à lire la bibliographie qu’il ait suscité l’intérêt de plusieurs poètes et pas des moindres, parmi lesquels Cocteau ou plus près de nous encore Guillevic ? Qu’en est-il exactement ? Et qu’en est-il aujourd’hui de la bibliographie en français ?
Guillaume Métayer : Il y a toute une tradition d’intérêt pour la poésie hongroise dans notre pays. Elle était d’abord due à la figure hyperromantique du Hongrois au XIXe siècle, le cavalier rebelle, sentimental et élégant des marges de l’Europe et des grandes plaines, à l’image du Petöfi que le fils de Marceline Desbordes-Valmore avait traduit en français en 1871. Et puis, un autre grand moment a été 1956, « la tragédie hongroise » où la petite Antigone magyare s’est dressée contre le Créon soviétique. A ce moment-là, Budapest est devenu dans nos esprits un synonyme de la liberté. Quel souffle poétique animait ce petit peuple courageux jusqu’à la mort ? Cette curiosité était légitime et elle a traversé nos plus grands poètes. Attila József, membre déviant du Parti Communiste qui avait fait un séjour fécond à Paris avant-guerre, et surtout immense poète ne pouvait que les intéresser. Mais malgré leur talent et leur effort pour rendre hommage à cette grande voix et à travers lui peut-être à une nation souffrante, c’était un peu une bouteille à la mer. Nous étions alors dans une autre ère, où la France littéraire était moins ouverte sur le monde, où la littérature hongroise était moins reconnue qu’aujourd’hui où elle s’est imposée avec le Prix Nobel de Kertész, le succès de Márai ou, à un autre niveau, celui de Kosztolányi. Dans cette ère nouvelle, Attila József reprend peu à peu la place qui lui est due parmi les grandes voix contemporaines. Et comme tout grand poète, il est nécessaire de le traduire et le retraduire sans cesse pour se rapprocher de l’insaisissable, par petites touches contradictoires et convergentes.
Poezibao : Vous expliquez dans la préface des choses très intéressantes sur la tradition de traduction en Hongrie. Pouvez-vous revenir un peu ici, pour les lecteurs de Poezibao ?
Guillaume Métayer : Il me semble que nous sommes depuis quelque temps à un moment de retournement de l’histoire, où les littératures des « petits Etats », comme disait István Bibó, tirent les bénéfices de leur longue patience de traduire et d’importer sans cesse, tandis que les anciennes « grandes nations » peinent à faire leur mue. Le hongrois est une langue rare et cela entraîne, il me semble, deux conséquences dans la vie littéraire. D’une part, les productions du pays y sont regardées avec une attention démultipliée. Les créateurs savent qu’ils doivent être aussi des amateurs s’ils veulent faire vivre par leurs encouragements et leur regard critique, et non seulement par leurs œuvres, cette langue isolée et la vision du monde qu’elle porte. D’autre part, les poètes hongrois sont presque tous, depuis toujours, des traducteurs : leur peuple est venu d’Orient, mais leur pays arrimé il y a un millénaire à l’Occident par Etienne Ier les rend avides de tout ce qui se passe ailleurs, dans l’avenir comme dans la nostalgie. Dans les manuels d’histoire littéraire hongrois, on peut lire les mêmes poèmes étrangers dans plusieurs versions différentes et la traduction littéraire occupe une place de choix en Hongrie. Aujourd’hui encore des poètes comme Krisztina Tóth (voir Poezibao 12 mai 2010) ou János Lackfi sont de grands traducteurs du français, comme ce fut le cas d’Attila József.
Poezibao : Quelles sont selon vous les composantes de l’art poétique de Attila József ?
Guillaume Métayer : Attila József lui-même a écrit un Ars poetica, un de ses derniers poèmes, en 1937, quelques mois avant son suicide. Il y insiste sur le refus du compromis et la vérité de l’écriture, qui le met directement en phase avec le peuple : « Le siècle m’approuve et le laboureur / Pense à moi en poussant l’araire […] Le soir c’est moi qu’un gamin famélique / attend aux portes du ciné »…
Ce qui me frappe aussi, c’est l’expression et presque l’exhibition de la fragilité. Il me semble qu’il y a chez lui, qui s’était intéressé à la psychanalyse naissante et si brillante en Hongrie, la découverte d’une strate archaïque du lyrisme qui lui permet de dépasser le romantisme par en dessous ou par en deçà, si je puis dire, comme il le dépasse aussi par au-dessus en acceptant la novation surréaliste. Ce n’est plus l’adolescence qui clame ni même l’enfance, mais plus avant, un cri premier. Il y a dans Ni père ni mère des poèmes qui décrivent le nourrisson allaité au sein, une fragilité essentielle et une mémoire originelle que l’on rencontre rarement ailleurs, et qui, je crois, ne le quittait jamais. Elle vient renforcer cet autre ancrage dans le réel absolu qu’est l’expérience de la misère.
Poezibao : J’ai remarqué que vous aviez réussi dans plusieurs poèmes à rétablir des rimes. Comment avez-vous travaillé ? Vous dites que vous êtes le premier à traduire l’ensemble du livre en français et à partir du hongrois. Pouvez-vous en dire un peu plus à ce sujet ?
Guillaume Métayer : J’ai traduit en rimes les poèmes qui riment dans l’original et sans rimes les poèmes qui ne riment pas. Cela m’a paru normal, car le lecteur français doit savoir quel type de poète est Attila József. Il doit savoir que son recueil Ni père ni mère contient à la fois des poèmes en rimes et d’autres en vers libre. Je n’ai pas voulu rabattre ces différences, mais suggérer les différentes stratégies mises en place dans ce recueil d’un jeune poète ouvert à une diversité de formes. Il y a aussi beaucoup de simples assonances, dans un négligé tout à fait d’époque, et j’ai reproduit tout cela autant que possible.
Pour entrer plus avant dans l’atelier du traducteur, je dirai que la contrainte supplémentaire de la rime s’est révélée plutôt féconde. Elle amène l’esprit à une tension plus proche du travail poétique qu’une pure et simple transcription. Et pour répondre à votre question, cette traduction est en effet la première qui ait été réalisée par un Français à partir du texte hongrois. Nous avons voulu, avec Jacques Goursaud des éditions Sillage, confronter le lecteur français à un recueil d’Attila József, tel qu’il a paru en 1929, comme s’il avait été traduit et publié dans la foulée, par un seul traducteur passionné. A priori, cela doit garantir une certaine unité et cohérence de ton. Le lecteur jugera ! Dans l’édition Phébus par exemple, le même poème, « Médailles », est dû à une pléiade de traducteurs. C’est un peu dommage pour un chef-d’œuvre de cette importance, qui correspond un peu, par sa débauche d’images à la fois oniriques et populaires, à un Bateau ivre surréaliste écrit par un Villon hongrois du XXe siècle…
Poezibao : Il m’a semblé qu’il y avait une veine populaire dans la poésie de Attila József, avec des ritournelles par exemple ? Est-ce vraiment le cas ? Quel est son rapport à la tradition de son pays ? Et quel est son rapport avec la France, puisqu’il a été je crois traducteur de Villon (dont il me semble qu’on sent parfois l’influence secrète au cœur de certains poèmes)
Guillaume Métayer : Oui, Attila József est un poète populaire, dans la tradition du fondateur, Petöfi, et c’est même un poète authentiquement prolétaire et paysan. Son coup de génie réside sans doute dans la synthèse qu’il propose entre la modernité esthétique et les traditions populaires hongroises. Vous avez tout à fait raison de remarquer qu’il y a des jeux avec la chanson, et en général une grande simplicité de ton au service d’une grande finesse de la sensation. Chez Attila József, le peuple n’est pas un fantasme historique ou idéologique, mais une réalité vécue. Sa révolte n’est pas une posture, mais une fatalité de la misère et elle lui a coûté cher dans les années de plomb du régime autoritaire de l’amiral Horthy. La faim occupe une place de choix dans le recueil, comme un rappel au réel qui dédouane de tout soupçon de luxe ou de gratuité les imaginations verbales et les sublimations poétiques. Peut-être un certain « retard social » historique de la Hongrie nous vaut-il cet équilibre insolite entre avant-garde et fidélité populaire ? En tout cas, Attila József communique encore directement avec le xve siècle de Villon, qu’il a traduit en hongrois, et auquel ses poèmes rendent un hommage subtil. Il se situe dans la longue durée de la poésie populaire en même temps qu’il appartient à un moment clef de la modernité lyrique de l’Europe, et c’est là sans doute ce qui le rend inimitable.
©Poezibao et Guillaume Métayer