Sous ce titre qui, pour un lecteur non ingénu, dit le printemps d’un espoir contre les pires tempêtes, c’est neuf recueils assemblés que nous offrent les éditions La Dogana, dans le travail conjoint de Marion Graf et José-Flore Tappy, Amaury Nauroy et Pierre Oster.
Sous sa jaquette bleu nuit, l’édition est bilingue, comme pour donner tout poème traduit comme second, proposer une traduction nouvelle après d’autres, pionnières et courageuses, pour permettre aussi à tout lecteur instruit dans la langue originale l’accès à la vérité première en le laissant libre de balancer d’une page à l’autre, de son timbre pur à son écho fantôme dans la langue étrangère. Enfin, peut-être même ni ceci ni cela, pour offrir au regard ignorant la mesure métrique et prosodique ("le vers syllabotonique russe") donnée à voir dans les caractères cyrilliques. Ce qu’il nous reste, dès lors ? et c’est déjà beaucoup : "l’intonation inimitable, entre ardeur et mélancolie, tendresse blessée et rébellion, impatience et pudeur… d’une voix de fer et de velours" (M. G. et J.F. T. p°229)
Après les exercices pratiques consentis au modernisme, c’est dans la peur, la souffrance, la privation majeure, l’horreur historique pour tout dire que la jeune femme va trouver la tessiture authentique de sa voix, celle qu’on reconnaîtra d’âge en âge, différemment modulée. La jeune femme à la fraîcheur farouche ("Tu veux partir, va-t-en" p°19), l’amie fidèle (de Blok, par exemple) et qui se souvient ("Je suis allée voir le poète… / Dans la haute maison grise / Au bord de la Neva", p°51), passionnément amoureuse et passionnément jalouse, qui aime son pays présent dans le poème, sa neige et ses longs fleuves, qui devra un jour s’inclure dans le long cortège des Mères pleurant le Fils ("Mais là où la Mère se tenait en silence / Personne n’osa même regarder" p°219), sait aussi atteindre des accents épiques pour dire les plus grandes douleurs : ("Et le Juste marchait derrière l’ange de Dieu", p°87 ; "J’ai en moi la tristesse que le roi David / En un geste royal offrit aux millénaires", p°69), comme l’émotion la plus simple devant la beauté nue du monde : ("Le gel chaque matin plus dur / Flamme blanche un buisson / D’éblouissantes roses de glace s’incline", p°91). Mais un jour, après avoir traversé tous les barbelés de l’oppression, lorsqu’elle ne peut même plus craindre le pire déjà éprouvé, elle abandonne le chant de sa seule âme, elle endosse l’habit des bagnards et la robe des veuves, le haillon des miséreux et la flamme des drapeaux souillés pour crier la souffrance de tout un peuple : « "Et s’ils bâillonnent ma bouche suppliciée, / Par laquelle crie un peuple de cent millions d’âmes / Puissent-elles aussi penser à moi / Lorsqu’on rappellera ma mort", p° 223). C’est l’accent inoubliable du Requiem.
Bernadette Engel-Roux
Anna Akhmatova
L’églantier fleurit,
éd. La Dogana, octobre 2010