Pierre Guerre (1910-1978) : Arts premiers et poésie.
Récemment, du 7 au 12 mai 2011, une dizaine de pièces d'art africain de qualité exceptionnelle étaient présentées à New York par les responsables de Sotheby's. Dix jours plus tard leur précieuse cargaison était acheminée et brièvement exposée jusqu'au second étage de la Vieille Charité de Marseille, dans le prolongement de la salle qui renferme la donation Pierre Guerre. Les 11, 13 et 14 juin, ces pièces pour la plupart issues du Gabon et du Mali ont été une ultime fois réunies dans la Galerie Charpentier, au 76 du Faubourg Saint Honoré, siège en France de la maison Sotheby's, actuellement dirigée par Guillaume Cerutti. Le 15 de ce mois de juin, une vente aux enchères les a dispersées. Elles ont été confiées à cette maison de vente par Christine et Alain Vidal-Naquet, fille et gendre du grand collectionneur et écrivain marseillais Pierre Guerre.
La presse et les meilleurs spécialistes ne manqueront pas de décrire ces objets et de commenter les prix élevés qui risquent de ponctuer cette vente. Autrefois sculptée pour terroriser d'éventuels profanateurs, une majestueuse effigie d'ancêtre, une figure de reliquaire biery fang de 53 centimètres de hauteur provoquera de redoutables convoitises : en 1984, elle avait été choisie par William Rubin, dans son exposition Primitivism in 20 th Century art, afin d'illustrer le goût de Picasso et des artistes modernes pour la statuaire africaine. En juin 1996, chez Loudmer à Drouot-Montaigne, une statue analogue qui avait également appartenu à Pierre Guerre fut acquise pour 5, 5 millions de francs soit 825. 000 euros. De même, dans cette vente de Sotheby's, une statue dogon attribuée au Maître d'Ogol est estimée dans les alentours de 450.000 euros.
Sans pour autant négliger les prix et les rarissimes qualités de ces objets qu'on peut apercevoir sur ce lien, je voudrais évoquer la silhouette et l'entourage du personnage qui façonna cette collection, considérée comme l'une des plus belles et plus anciennes collections européennes. Dans l'immédiate proximité de l'art d'Afrique, la poésie fut l'une des grandes passions de la vie de Pierre Guerre.
Cahiers du Sud et Fondation Saint John Perse.
Il faut s'empresser d'éviter ce que peuvent suggérer les allitérations belliqueuses de son prénom et de son nom. Pierre Guerre était un être plein d'humour et de vivacité, un homme prodigue : bien évidemment un personnage foncièrement non-violent. Le directeur des Cahiers du Sud, Jean Ballard (1893-1973) qui affectionnait sa bonne humeur et sa détermination, déclarait qu’en lui, rien ne tend au désabus, à l'amertume". Dans un chaleureux entretien mené avec l'équipe de Sotheby's (1), son gendre Alain et sa fille Christine Vidal-Naquet expliquent qu'il "y avait en lui une incroyable force" : le très éclectique Guerre fut "touche-à-tout en profondeur".
Né à Marseille en 1910, il renonça très vite à la médecine pour faire à Aix-en-Provence des études de Droit et d'Esthétique, exerça à partir de 1932 le métier d'avocat au barreau de Marseille. Il épousa en 1934 l'une de ses consœurs, Gisèle Salvetat (1912-1996) et sera élu bâtonnier en 1972 : son travail d'avocat fut une autre de ses grandes passions. Les adresses de ses appartements signent son intégration dans le tissu urbain de Marseille : Guerre vécut dans l'ancienne rue de la Darse (aujourd'hui rue Francis-Davso) ainsi que dans un immeuble de la Place Castellane. Son cabinet se situait en proximité du Palais de Justice au 26, Cours Pierre Puget ; son téléphone était chiffré Dragon 64-05. Des extraits de sa correspondance avec Saint John Perse ou bien avec Jean Ballard racontent qu'il vécut souvent ses vacances des étés des années cinquante dans un château "perdu dans les forêts des Cévennes", ou bien dans une maison de Forcalquier.
À compter de 1945 et jusqu'en 1966, moment de clôture de la revue, Pierre Guerre participa assidûment aux réunions hebdomadaires du comité de rédaction des Cahiers du Sud : il publia dans ce périodique de nombreux articles, coordonna plusieurs frontons. Guerre inséra quelques textes dans la revue Botteghe Oscure où René Char l'introduisit, son activité de revuiste fut complétée par de fréquentes collaborations avec Critique : entre 1958 et 1978, Jean Piel qui l'avait en grande estime, accueillit régulièrement ses notes de lecture et ses articles (entre autres, en 1968, un article à propos de "Jean Laude : la peinture française et l'art nègre").
Sur le tard, pendant les six dernières années de sa vie, Guerre devint quelques heures par semaine un enseignant de la Faculté des Lettres d'Aix-en-Provence où Gérard Monnier et Jean-Jacques Gloton facilitèrent sa nomination : ils l'avaient convié en tant qu'outsider d'immense talent pour qu'il donne des cours à propos des Arts non-occidentaux. J'ai personnellement souvenir qu'au beau milieu de ses exposés, il lui arrivait de sortir soudainement d'un sac de voyage l'une des plus belles pièces de sa collection personnelle qu'il entreprenait de commenter avec enthousiasme. Avec l'appui d'un ami avocat, Félix Ciccolini qui fut maire d'Aix entre 1966 et 1978, Pierre Guerre imagina promptement les statuts et l'implantation, à côté de la Bibliothèque Méjanes d'Aix, de la Fondation Saint John Perse, une institution qu'il inaugura en 1976 et qu'il dirigea jusqu'au 13 juin 1978, date de son brusque décès.
Une photographie du studio Ely qu'on aperçoit sur ce lien, campe dans la cour intérieure de l'Hôtel de Ville d'Aix un moment d'inauguration de la Fondation, le 19 juin 1976 : on aperçoit de gauche à droite Dorothy Léger, Pierre Guerre et Félix Ciccolini qui écoutent un personnage de haute taille, le ministre de la Culture Michel Guy qui entame son discours. Sur un autre document lisible à partir du même lien - un bref reportage filmé lors d'une inauguration au musée Jacquemart-André, René Huyghe accueillait l'exposition "Les Oiseaux de Saint John-Perse" - on voit Pierre Guerre en novembre 1976, en compagnie du Président Valéry Giscard d'Estaing et de Françoise Giroud, secrétaire d'état aux Affaires culturelles : Guerre feuillette pour ses hôtes un grand ouvrage d'Audubon et songe à leur présenter les estampes de Georges Braque qui accompagnaient, "avec toutes choses errantes par le monde" les poèmes de Perse.
Jazz et cinéma, le Banjo de Claude Mc Kay.
Avant de revenir au maillon essentiel qui fait de lui un grand personnage du siècle dernier, la collection d'Art primitif qu'il avait bâtie en accord profond avec son père Léonce Guerre, il faut détailler quelques-unes des prémices de sa trajectoire. Sur le chemin de sa vie, Guerre emprunta plusieurs carrefours. L'une des grandes émotions de sa vie a partie liée avec la poésie de Saint John Perse (2). En mars 1954, dans "Le carnet de moleskine", un texte autobiographique paru dans les Cahiers du Sud, Pierre Guerre a raconté comment survint pour lui en 1925, un élan premier, sa précoce et très fervente découverte des poèmes d'Alexis Léger qui furent pour lui et quelques élèves du lycée Saint-Charles une saisissante révélation : "entre deux versions latines et deux devoirs de géographies", cet adolescent d'autrefois lisait et recopiait fiévreusement sur des carnets intimes des fragments des tirages limités d'Eloges et d'Anabase qui le transportaient d'enthousiasme. Pour la suite, ce que l'on sait de sa bibliothèque personnelle et des dédicaces qu'elle renferme rappelle que Pierre Guerre se passionna pour le surréalisme. À la fin des années trente, il fut en rapport avec Paul Éluard et André Breton. En tant que familier du collectionneur et marchand Charles Ratton (1895-1986) Tristan Tzara fut l'un de ses interlocuteurs.
En compagnie d'un proche ami dont le destin fut tragique - Max Castelli fut arrêté par la Gestapo ; déporté, il ne reviendra pas - Pierre Guerre fut au début des années trente le fondateur à Marseille d'un Ciné-Club parfaitement pionnier. Grâce aux initiatives d'une poignée de jeunes gens merveilleusement passionnés, tandis que tout près du Vieux Port le poète André Gaillard transformait les sommaires des Cahiers du Sud qui s'ouvraient à la modernité surréaliste et aux intuitions du carcassonnais Joë Bousquet, quelques happy few assistaient aux premières projections de Chien andalou de Luis Bunuel et découvraient le Cinépoème de Man Ray. Guerre fut l'un des premiers adhérents du Hot-Club de sa ville : il eut le bonheur de fréquenter pendant l'entre-deux guerres l'auteur de Banjo, le romancier américain Claude Mc Kay qui fut de ceux qui lui donnèrent envie d'assister joyeusement aux concerts donnés à Marseille par Duke Ellington et Lionel Hampton. Dans l'une des chroniques qu'il publia en 1945 dans les Cahiers du Sud, il se souvenait, tout en évoquant Mc Kay, de "Louis Amstrong dont le feulement enroué arrêtait les taxis de Marseille".
Sa proximité au début des années 40 avec Varian Fry - il œuvra pour que fût libéré du camp des Milles le compositeur allemand Jan Meyerowitz - son activité dans la Résistance où il s'engagea au lendemain du décès de son ami Max Castelli, ses articles et ses livres, ses angles d'attaque d'une étonnante diversité, des photographies ou bien encore les rapides images que je conserve de son énergique et souriante physionomie, tout ceci permet d'esquisser la silhouette et l'entourage d'un petit homme étonnamment mobile, vivement impliqué dans son siècle, habité par d'intenses curiosités. La grande déchirure, le noyau de silence de son existence, ce fut le 20 août 1970 le décès lors d'une corrida à Bilbao de son fils aîné Michel sur lequel il avait reporté ses plus chers espoirs.
Avec Breton, Éluard, Bousquet, Char et Perse.
Guerre fut pendant plusieurs saisons tenté par l'écriture théâtrale. En compagnie de l'un de ses collègues et amis du barreau de Marseille, il avait composé une pièce qui s'appelait Rimbaud, l'enfant perdu et qui fut mise en scène à Paris en janvier 1939. Il entreprit également une adaptation d'Hamlet. En juillet 1946, une troisième tentative permit de jouer dans la capitale un nouveau texte Le revolver de Venise. Ces expériences ne connurent pas de lendemain. Le temps ou bien le désir lui manquèrent, le métier d'avocat était terriblement absorbant. Du côté des arts et des lettres, un travail de chroniqueur et d'animateur le mobilisa prioritairement.
Au lendemain de la Libération, Guerre renoua avec ses amitiés surréalistes. Une édition américaine d'Arcane 17 qu'André Breton lui dédicace, atteste d'une randonnée qu'il fit en sa compagnie pour lui faire découvrir au cœur du Lubéron "le printemps sublime de Lacoste". Reproduite page 8 dans le catalogue de Sotheby's, une lettre affectueuse de Breton, datée du 7 juin 1947 évoque à propos du marquis de Sade "une image extraordinaire" que Guerre lui avait confiée. Breton insiste, il souligne d'un trait le mot "extraordinaire" ainsi que "vu" : "Il s'agit de marquer que c'est vous qui avez vu Sade et le seul".
Un autre envoi signé par Paul Éluard atteste de la richesse de ces échanges avec les surréalistes : une anthologie parue au Sagittaire mentionne que Guerre lui fit "connaître bien des visages inconnus de la poésie". Parmi les rencontres déterminantes de cette existence pour partie secrète, il faut aussi mentionner cet autre grand collectionneur et poète que fut Joë Bousquet. Guerre témoigna de ses voyages à Carcassonne dans un texte récemment republié par André Dimanche, dans le livre de Pierre Cabanne consacré à sa collection de peinture. Pierre Guerre décrivait la chambre du 51 de la rue de Verdun comme "une sorte de grande cabine boisée de sous-marin". Joë Bousquet "avait triomphé de l'inexorable. Lui, toute souffrance, il avait gagné sur l'injustice, sur la révolte"... "Il fallait partir, se délivrer de la touffeur et de l'air raréfié, mais sitôt qu'on était dehors, on avait le désir immédiat de retourner dans ce rayonnement".
Deux livres gardent témoignages de son compagnonnage avec la poésie de son temps. Pierre Guerre publia chez Gallimard un essai à propos de l'écrivain qui hantait son adolescence, Saint John Perse et l'homme (1955). Il fut l'auteur de l'un des premiers textes critiques consacré à René Char, la présentation du volume de la collection Poètes d'aujourd'hui de Pierre Seghers (tout d'abord publiée sous pseudonyme, la première édition parut en 1961). Guerre fut proche ami de Char qu'il voyait à L'Isle sur la Sorgue, avec lequel il entretint correspondance et dont il détenait manuscrits et éditions originales dédicacées (3). Un jour de l'été 1968, découvrant les abords de la Sorgue, je me souviens m'être guidé avec l'une des pages du livre de Pierre Guerre pour repérer l'emplacement de la première maison de René Char, les Busclats : "Presque à cette croisée de routes où la petite ville dresse, comme une surprenante cathédrale, la Caisse d'épargne et son jardin, il fallait quitter l'ombre des immeubles, le bruit, les terrasses des cafés et leurs tables de marbre pour obliquer sur une voie plus modeste. Passée la grille, c'était le parc. Sa tendresse et sa mélancolie, faite de platanes et d'herbe, de marronniers, de frondaisons familières, peut-être de tilleuls, et d'allées que négligeait le râteau, menaient au fond du jardin à la Sorgue silencieuse et à ses prestes lueurs".
Léopold César Senghor fut aussi l'un des interlocuteurs de Pierre Guerre : en 1980, dans sa préface au tout premier catalogue de sa donation au Musée Longchamp, le président du Sénégal se souvient de ses conversations à propos des arts premiers. Au sein du comité de rédaction des Cahiers du Sud où Jean Tortel adoptait des positions beaucoup plus "avant-gardistes" (Tortel fut proche ami de Francis Ponge, il militait pour que soient publiés dans la revue André du Bouchet, Michel Deguy ou Jude Stefan) Pierre Guerre incarnait avec Jean Ballard et Léon-Gabriel Gros une posture beaucoup plus classique. Grand lecteur, Guerre rédigea toutes sortes de chroniques dans les Cahiers. Il fut le responsable de plusieurs frontons qui signent son éclectisme et la prodigieuse diversité de sa culture : les frontons qu'il composa s'intitulent par exemple "Chants et légendes des Esquimaux", "La poésie cubaine", "Océanie, légendes et textes poétiques des océaniens", "Anciens chants d'Hawaï", "Le hai-ku, poème des saisons", "Poésie inca" ou bien encore "Aspects de la littérature de voyage au XVIII°".
L'une des plus anciennes collections d'art africain.
Directeur administratif des Hospices de Marseille, le père de Pierre Guerre qui se prénommait Léonce (1880-1948) était un érudit passionné de bibliophilie et de japonisme. Il collectionnait par ailleurs les estampes de l'Ukiyo-é et les gravures de Toulouse-Lautrec, fréquenta quelques-uns des peintres de sa cité, Valère Bernard, Verdilhan, Casile, Chabaud ou bien Seyssaud. Pierre avait douze ans lorsque Léonce l'emmena visiter au Parc Chanot les pavillons de la grande exposition coloniale de 1922 qui fut fréquentée par plus d'un million de visiteurs. Au terme de sa visite Pierre Guerre réalisa le tout premier achat de sa collection, une poupée senoufo que l'on peut apercevoir dans la maison de Christine et Alain Vidal-Naquet.
Léonce et Pierre Guerre fréquentèrent très tôt Charles Ratton et les marchands parisiens qui frayèrent la voie des premiers collectionneurs d'art africain. Certains de leurs objets furent acquis directement dans les brocantes du Vieux Port où l'on peut aussi se souvenir du bref passage de Braque et Picasso, eux aussi en quête d'arts primitifs : à partir de Marseille, Léonce et Pierre bénéficièrent de l'afflux d'objets ramenés en métropole par les voyageurs, les militaires, les marins, les missionnaires et les médecins qui séjournaient dans les colonies. Chaque fois que l'occasion se présentait, les Guerre prêtaient volontiers des objets de leur collection qui rencontra dès les années trente une renommée internationale. Certaines de leurs précieuses découvertes furent mobilisées pour les meilleures expositions et publications de l'entre-deux guerres : entre autres en 1930, lors de l'exposition "Art nègre" organisée au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles ou bien en 1935 pour le grand évènement muséologique "African negro art" composé au Museum of Modern Art de New York. En 1935, neuf des objets retenus dans ces expositions étaient évoqués dans la publication pionnière de Nancy Cunnard, Negro Anthology.
Les moyens financiers de Pierre Guerre n'étaient pas immenses, sa merveilleuse passion engendra d'inévitables sacrifices. Sa femme et ses proches appelaient avec le sourire "frigidaire" et "chauffage central" deux des pièces qu'il avait acquises pendant les années cinquante. Au lendemain de son décès, sa veuve et ses enfants décidèrent conformément au vœu profond de Pierre Guerre de faire donation aux musées de Marseille d'un grand tiers de leur collection, 86 statues, masques et objets usuels : des pièces d'un grand classicisme qui ont une force présence "magique" et qui relèvent de la patine luisante que l'on appelle "téléphone". Une première installation de la collection fut effectuée en 1981 au Palais Longchamp en présence de Gaston Defferre, sous la conduite du conservateur Henri Wytenhove (1946-1988). Après quoi, en 1992, bien avant le musée du quai Branly, les musées de Marseille à cette époque dirigés par Bernard Blistène ouvrirent à la Vieille Charité, à partir de la collection de Pierre Guerre le MAAO, Musée des arts africains, amérindiens et océaniens, un ensemble de fine qualité à propos duquel on doit vivement déplorer que faute de moyens et de gardiens permanents, il ne fût pas constamment ouvert au public pendant les dernières années.
L'escalier des Cahiers du Sud.
Le 13 juin 1978, Pierre Guerre décéda brusquement, dans l'immédiate proximité du local et de l'escalier des Cahiers du Sud. Marcou Ballard, la veuve de Jean Ballard, comme de coutume présente quotidiennement dans son bureau du quatrième étage, alerta ses proches. Treize années auparavant, pendant l'automne de 1965, à la faveur d'un numéro des Cahiers du Sud qui célébrait le cinquantenaire de la revue, Pierre Guerre avait publié un texte qui décrit admirablement l'engagement d'un petit groupe d'intellectuels profondément attachés à leur lieux de vie. Dans cet article dont je vais citer quelques extraits, Pierre Guerre témoigne d'une époque pour toujours révolue. Les imaginaires qu'il aura traversés méritent autant de précision et de remémoration que les objets infiniment précieux de sa collection :
"Ce cours d'Estienne d'Orves, on voit bien qu'il n'est pas une voie comme les autres. Qu'on circule le matin de bonne heure - avec la brume bleue et ensoleillée du port tout proche - ou le soir, au crépuscule, lorsqu'on entend crier les vendeurs de journaux, sa vie n'est pas la même que celle de la ville qui l'entoure. On y trouve des relieurs, des matelassiers, des ébénistes, des gainiers. Un libraire, un marchand de cordages et un restaurant chinois. Naguère il y avait encore je ne sais quelles boutiques d'épices, et un tailleur de voiles. Chaque jour ou presque, je passe devant la vitrine, pleine d'instruments en cuivre, qui brillent comme des ostensoirs, d'un fournisseur pour la marine. C'est l'ancien quartier de l'Arsenal des Galères. Dans certaines maisons on découvre d'étranges escaliers, allant à claire-voie, en plein air, de palier en palier, avec des barreaux et des grilles, et des anneaux aux murs. Les poutres des planchers sont de vieux mâts de navires, et des appuis de fenêtres partent des beauprés où sèchent les lessives familiales....
... Le numéro dix est à la frontière de l'île, sur le cours, à quelques pas de l'eau du port. Trois femmes, assises sur le trottoir derrière d'étroites banques peintes, en gardent l'entrée. Elles y comptent les esques - des appâts - aux amateurs de pêche, jetées d'un feutre humide sur le zinc de la table, et rituellement enveloppées, en douzaines, dans un morceau de journal. Passé ces trois Parques, vous pouvez entrer dans le couloir.
Le jeudi soir se réunit le Conseil de rédaction. Nos pas, dans l'escalier souvent obscur, dérangent des présences furtives, cherchent les marches. Cher escalier des Cahiers, peint à la chaux, poussiéreux et craquant, irrégulier sous la semelle. Nous aimons, je crois, d'un sentiment tendre et familier, ses relents douteux du rez-de-chaussée, ses portes sourdes, ses ateliers marqués d'initiales, et aussi ce palier où, si l'on pousse le clos, s'enfuit à grands claquements d'ailes dans la rue, une volée de pigeons brusquement éveillés....
... C'est notre grenier. L'hiver, quand souffle le vent glacial du nord, il craque comme un navire. C'est notre lieu. L'encombrement y est délice, la poésie nécessité. La nuit, s'il élève les yeux, le passant attardé voit nos hautes lumières. Nous quittons alors le bâtiment. Sur le quai, près des barques, on entend l'eau noire clapoter. L'île s'endort avec les dernières rumeurs de la ville.
Le lendemain, le même soleil que la veille vient à nos épaules. Du grenier nous pouvons regarder les bateaux et les vergues. Ailleurs on décharge des marchandises : du coprah, du souffre, des peaux. La littérature n'est pas un rêve. Pour nous, elle a l'image de l'amitié, elle est une façon pour les hommes de vivre plus vrais et plus libres, d'être de face dans la lumière, une façon d'aimer la vie. Voilà pourquoi nous affectionnons l'escalier tout usé, peint à la chaux, qui mène aux Cahiers du Sud."
Alain Paire.
Sotheby’s, 76 rue du Faubourg-Saint-Honoré, Paris 8e. Tél. : 01-53-05-53-05. Ouvert de 10 heures à 18 heures.
(1) Propos recueillis auprès de Christine et Alain Vidal-Naquet dans Faubourg 76, la revue de Sotheby's France, mai-juillet 2011. Un catalogue est paru avec des reproductions photographiques et un descriptif précis des dix objets, des textes de Germain Viatte et de Marguerite de Sabran ainsi qu'une bibliographie des écrits de P. Guerre.
(2) Cf "Portrait de Saint John Perse" par Pierre Guerre, textes établis, réunis et présentés par Roger Little, éditions Sud, 1992 (réédition en avril 2011, aux éditions de L'Harmattan). Cf aussi à propos de Pierre Guerre, Chronique des Cahiers du Sud 1914-1966, éd de l'Imec 1993.
(3) Pour d'autres détails cf l'article de Jean Arrouye, "Dits et dons de l'amitié" dans le catalogue Pierre Guerre /Un érudit en son temps (éd. des musées de Marseille, 1992). Textes de Bernard Blistène, Alain Nicolas, Roger Little, Marianne Sourrieu et Gisèle Hérat.