Marginalia écrites en lisant
Travail du poème
d’Ivar Ch’Vavar
Le titre ouvre plusieurs problématiques avant même que d’ouvrir l’ouvrage : quel est l’agent actif de la proposition, le mot « travail » ou le mot « poème » ? Quelle relation entre les deux mots et ce qu’ils impliquent de réalité ? Le mot « poème » est-il un mot qui travaille ?... Faut-il entendre plutôt une interaction ? Comment entendre l’absence de déterminant devant le mot « travail » ? La force de la préposition est immense, elle multiplie les pistes : le poème serait le fruit du travail, ou le poème est ce qui travaille (torture l’esprit) (sous-entendu : le poète), ou bien encore : le poème travaille encore quand il est achevé (le poète, le lecteur). Expérience active ou expérience passive du poème (à écrire, écrit) ?
Épique tâche mentale de transformer le monde intérieur (abstrait) en poème concret : « Le poème, qu’on le considère comme cadre ou comme chant, est concret. » Tâche que de faire coïncider « espace poétique » et « monde mental », le poème est la révélation visible du jeu entre les deux : le poète travaille le jeu.
« Le recours aux formes est nécessaire. Il n’y a pas d’art, de poésie sans forme, sans cadre. » On approuve, mais Ivar Ch’Vavar nous plonge dans les abymes complexes de la contradiction, car plus haut est écrit : « La poésie peut se déployer ailleurs que dans le poème : peinture, musique, roman, cinéma. A-t-elle-même besoin d’un support ? Elle se déploie dans la rêverie, l’hallucination… ou la vie quotidienne ! On peut dire que la poésie est partout et que tout ce qui la porte est poème », assertion avec laquelle un désaccord est ici affirmé, quoi qu’en dise le bon air du temps qui voudrait faire de tous, des poètes… La poésie est un ensemble plein qui contient tout ce qui se fabrique, dans le langage, au nom revendiqué et assumé et artistique de poème.
Les poèmes d’Ivar Ch’Vavar sont l’expression d’un travail minutieux devenu spontané à force de minutie, la preuve par lui de la nécessité d’un cadre formel élaboré dans laquelle le poète peut développer, linéairement ou fragmentairement, son récit, sa rêverie… Ch’Vavar considère ses poèmes comme des tableaux musicaux.
« Quand j’écris un poème, c’est dans un état de concentration, et, à la fois, de confusion, extrême. »
Le poète travailleur, a contrario du poète inspiré, serait-il un sous-doué de la poésie ?
Travail du poème est un montage fatrasique, hétéroclite, composé d’articles, de poèmes commentés, de notes, de lettres, de préfaces, d’intermèdes, d’entretiens… Par quoi la pensée s’expose dans son désordonnancement, avec ses convictions profondes et ses contradictions, montrant une capacité de s’auto-régénérer dans le mouvement continuel de réfléchir à l’acte d’écrire et à ses raisons ; ce livre a été monté en état de crise poétique et morale : ce livre est une crise.
Ivar Ch’Vavar remet en question son être-de-poème, séparant, malgré lui, dans ses interrogations, l’être du poème.
Le monde est langages, tout est langage ; le poète crée un monde de langages.
« C’est cela l’Inspiration : la langue a besoin de nous et nous aspire. Elle nous prend dans le souffle et nous donne le souffle, et (comme un gage) de quoi le peupler ». La majuscule de majesté au mot « inspiration » étonne… ; ne serait-il pas plus juste de nommer ce souffle « aspiration » ? Être happé par un souffle de réel ?
On demeure surpris et sceptique de ce qu’Ivar Ch’Vavar pose Rimbaud, Lautréamont et Mallarmé comme frontières ultimes de la modernité, il travaille après eux, avec eux ; ils représentent, à ses yeux, la fin de la poésie (quoi est d’un pessimisme profond, quasi nihiliste) ; trois poètes dont l’intérêt (paradoxal si on considère le parti-pris du vers de Ch’Vavar) réside dans le renouvellement de la poésie par la prose, poème en prose ou chant en prose ou prose réflexive.
Crise d’un poète observant une crise de langage ; d’un poète travaillé par la poésie (« on ne s’aperçoit pas que mon travail a beaucoup à voir avec une ascèse » : crise religieuse ?...)
Inlassablement le poète travaille l’idée d’une forme.
Écrire des poèmes pour « recommencer la poésie » : que Ch’Vavar appelle « travail de remise en route », ou travail de sape sur la mort (prétendue par lui) de la poésie ?
Tout poème est concret, quelle qu’en soit la teneur ; le mystère est que tout ce qui l’entoure, origine, destination, ambition, sens, lecteur, est abstrait.
Forcer la forme, jusque l’absurde, pour observer « le mystère du surgissement poétique ».
« Je veux rejeter ni le lyrisme, ni le “métaphysique”, ni l’image poétique… Je ne veux rien rejeter du tout. Il faut tout prendre. Même les trucs, disons rhétoriques, qui sont les secrets de fabrication. Ce que je repousse, c’est l’imposture : les “trucs”, quand ils veulent donner l’illusion de profondeur. On ne triche pas avec la profondeur. C’est le premier point de ma morale poétique. »
Crise d’identité face aux 111 hétéronymes dans le pseudonyme d’Ivar Ch’Vavar ; 111 autres épuiserai(en)t n’importe qui.
« Le poète est toujours aussi un technicien ! Il l’a toujours été. Soit il reprend et perfectionne la technique de ses prédécesseurs, soit il invente la sienne propre. Tout artiste est un technicien… » Soit. Ch’Vavar, dans ce livre, creuse et ressasse ses obsessions poétiques, se répète, et se contredit, afin d’éprouver ses convictions, comme si cela lui était nécessaire pour se renforcer. Un « horrible travailleur » de lui-même qui se métamorphose sous les yeux du lecteur en héautontimorouménos.
La poésie est un travail qui coûte.
La Grande Picardie Mentale que l’œuvre d’Ivar Ch’Vavar trace est une œuvre-monde.
Cette crise morale sienne que le poète relate (« Une crise poétique ») rappelle celle de Paul Valéry, la fameuse nuit du 4 au 5 octobre 1892.
Pseudonymie et hétéronymie pour lutter contre l’effusion lyrique, contre l’épanchement, pour se dérober à soi. Grand travailleur de la forme (notamment le vers arithmonyme), d’une forme pleine d’un lyrisme altératif ; un formaliste subjectif ? (Cadrer le personnel dans une forme rigide qui s’assouplit dans la pratique continuelle.)
Se sacrifier pour son travail serait une forme de l’inspiration ? : « L’Inspiration n’est pas d’une seule sorte. Contrariée, elle se met au travail avec nous, et ce n’est pas un petit travail, on se bat sur chaque vers et sur chaque mot. Mais quelquefois, la “rage” emporte tout, elle réussit à se caler dans la contrainte en emportant tout, en nous entraînant bien loin de ce que nous aurions pu écrire la tête froide. […] sans doute parce qu’à ce moment-là le poète n’est plus dans sa tête, il ne se voit plus, ne s’appartient plus : il se renonce, ou si tu préfères il s’abandonne, voilà encore un sacrifice – âpre ? suave ? – en tout cas il est tout à son travail, ou il n’est plus là du tout, et c’est alors que le voile crève et qu’un bon coup de jus de réalité passe dans le poème, l’être du réel, ce que les mots, par définition, ne peuvent dire, – et alors ils l’ont dit. » Ce sacrifice dans le travail, pour raisonner de façon moderne, après les déicides philosophiques, et par mécréantise féroce, ne serait-il pas une concentration totale de l’être-au-poème (à la tâche) ? Le poète quitte une réalité pour une autre sans couper avec la première et pour y revenir autre lourd du passé récent d’un passage dans une réalité intérieure, à chaque moment d’écriture.
Ivar Ch’Vavar se questionne sur son état permanent d’horrible possédé ; tourne longtemps autour de cette langue qu’il, qui lui, parle.
Le recours à la lecture chamanique (qu’il évoque longuement) peut laisser sceptique un lecteur matérialiste forcené et imprégné de culture occidentale, et persuadé que tout mystère réside dans le soi-humain, que l’être génère ses propres mystères. La poésie devient douteuse dès lors qu’elle repose sur une pratique cultuelle. Si religion poétique il y a, elle est celle du lien (ou du re-lien) à établir avec un état de langue intérieur. Conclusion : nous n’en avons pas fini de trucider tout dieu, de quelque religion dont il émane.
Ivar Ch’Vavar est-il un fou littéraire ?
Ce qui est attachant dans l’ouvrage d’Ivar Ch’Vavar est son essai désespéré de devenir Pierre Ivart.
[Jean-Pascal Dubost]
Ivar Ch’Vavar, travail du poème, Éditions des Vanneaux, 2011
Sur ce livre voir aussi les notes de lecture de Florence Trocmé et de Pierre Vinclair et ces cinq extraits parus dans la rubrique Notes sur la création : 1, 2, 3, 4, 5
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