[Un écrit de Thierry Bouchard à propos de Labyrinth Press et de son ami le graveur Petr Herel, article-préface publié dans le catalogue de l'exposition de la Bibliothèque de Beaune, janvier-février 1988.]
En complément de ce grand article consacré par Alain Paire à Thierry Bouchard.
Pour t'accompagner dans ce catalogue où presque tous tes livres vont figurer, les mots se refusent déja, frêles, fuyants, puisqu'il s'agit d'accompagner aussi, justement, ce monde de tes images qui paraît parfois comme un envers de celui du langage, un autre de ce même. Comme toi-même, quelque part et d'une certaine façon, tu as dû commencer par taire les mots des livres pour lesquels tu as gravé : parler de tes images, surgies au-dehors des langues que nous parlons, fait taire ce qui voudrait parler en nous, devant ou au-delà de celles-ci. Les mots fuient devant, ou par-delà les images : les images glissent, ou se glissent entre, ou au travers des mots. Deux mondes, qui tout d'abord se combattent, s'excluent, pour ne mieux cesser jamais de se poursuivre, et de tenter de se rejoindre en un point inconnu, dans un lieu que nous nommerions : le Livre.
Cette séparation entre deux mondes, entre l'oeil et la langue, peut-être aurais-tu pu, dans une sorte d'abandon, de guerre lasse, - dans une tragique absence de passion - la vivre comme telle, la laisser demeurer en elle-même et dans sa propre inertie ; te perdre dans un silence tout fait d'images, dans un silence des images qui exclut le texte et ses langues - toi qui en parles un peu plus de trois, sans qu'aucune ne soit vraiment la tienne, et que la française en soit pour toi devenue une d'élection -. Peut-être le silence eût-il pu devenir ta langue maternelle, un silence d'où viennent des images qui se taisent, et taisent un bruit de langues que le destin, ou l'histoire ont mêlées. Ta patrie, est-ce la Bohême - tu te dis parfois "bohémique", dans une curieuse perversion de la langue de l'auteur de l'Histoire du roi de Bohème et de ses sept châteaux, - la lointaine Australie, - à vingt mille lieues en ballon dans le livre d'images, là où partit Arthur Gordon Pym, - où ce monde de l'enfant "amoureux de cartes et d'estampes", - d'où nous sommes tous à la fois exilés, et où nous nous réfugions ?
Ce pourquoi j'aime tant travailler, si fréquemment (mais faudrait-il dire plutôt jouer ?)avec toi, ce pourquoi nous avons tant rêvé et projeté de livres dont la meilleure part n'est pas seulement celle qui s'est réalisée, c'est à cause de ta façon de ne jamais laisser les mots, ni les textes, en paix, dans un confortable sommeil.
Tu en es un des plus curieux, un des plus acharnés et extravagants lecteurs que l'on puisse imaginer ; jamais je ne t'ai entendu, ou lu, que tu ne sois sur la piste, ou à la recherche d'un texte, exilé dans quelque langue ou perdu dans quel labyrinthe du temps ou du lieu ; d'un bout du monde à l'autre, un trafic de caisses de livres a toujours laissé derrière et devant toi son sillage, les envois ne cessent jamais devant ta bibliothèque interminable, imaginaire ou réelle : sans quoi, c'eut été l'exil absolu.
Et, je le crois maintenant, si tu n'as presqu'uniquement fait que des livres, des gravures pour eux ; ou des dessins - alors presque toujours mêlés dans des carnets couverts d'une minuscule écriture, à une langue ou à une autre - , et pas de peinture, c'est que tu ne voulais pas t'exiler matériellement, physiquement d'un pays de mots, et en rester proche par la technique même de l'imprimerie ; que tu as toujours voulu que les images de tes rêves se doublent de l'encre qui plurifie les images comme les mots. Ce qui met tes rêves au jour, c'est l'encre de quoi sont faits nos songes, et ces songes que sont les livres : ces obscurs objets du désir ...
Si tu n'as jamais cessé de rêver et de concevoir des livres, qu'ils aient été réalisés ou qu'ils soient, (à notre regret), restés dans les limbes du "non-imprimé", c'est que tu n'as jamais cessé d'être un lecteur, un veilleur de cette nuit des rêves trouée des éclairs des mots et des images, où enfin, comme en cet autre lieu qu'est le livre, ils puissent cesser "d'être perçus contradictoirement".
Ce qui t'a toujours fasciné, ce sont les livres, et de prolonger un au-delà d'eux, qui est celui de tes (et de nos) rêves, des lectures, une autre façon de relire, ou de relier à des textes, des images - choisis, élus et lus, tant avant, qu'après la naissance de celles-ci sur le cuivre - : comme si, dans le même temps, elles étaient le lieu de sa seconde naissance.
Après tout, je me dis que tu n'as jamais gravé rien d'autre que tes images infinies d'un livre d'image infini.
Les lettrines et les enluminures, d'une Bible - du Livre, à la lettre - que tu illumines patiemment de cuivre et d'encre noire de songe, sur la peau de nos vieux fantômes.
Thierry Bouchard.
[proposition d'Alain Paire]