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Ludovic Degroote, La Digue, 1, 2, 3, 4
Ludovic Degroote, La Digue, épisode 5
Ce poids sur les épaules, la vie n’y cale aucune paix – on aimerait se protéger, si seulement on pouvait boucher l’intérieur, le bourrer, liquider les vides.
La digue, le temps qu’on passe dessus, le long de la mer qui bouge, la lutte pour devenir immobile, la peur de l’être. Dedans la pluie qui mouille montre le corps – tant que ça remue on n’y voit rien.
Ravaler les bouts, des miettes, les restes, une soif.
Dans la tête les galeries que les vers travaillent séparent ce qui aurait pu tenir ensemble – des pans entiers par blocs isolés tour à tour envahissent, si c’est le vide les galeries comme d’autres pans ou ça justement qui relie on n’en sait rien, ce vers quoi on tend c’est toujours laissé au hasard de ce qu’on est.
On est loin de tout, le corps, lui, n’a rien à recommencer ; on poursuit ce qui a passé.
Lieu de passage où rien ne se passe, la digue c’est dans ce temps-là qu’on y va, ensuite, avec le décalage qui permet de s’imprégner de nous, les choses nous traversent, on sait qu’alors, dans l’immobilité de l’attente, on a bougé un peu, on est décalé : une impression d’avancer.
Chacun fait la digue avec ce qu’il est, on marche côte à côte, on ne voit rien en entier : c’est ce qui manque qui forme contour, et c’est soi qu’on voit le moins ; on croise, on suit des chemins usés, on ne reconnaît rien : tout s’est effacé ; en se levant le pas dépose une trace, parfois naît là une sorte de rappel – la mémoire des pas sur le béton est faible. On n’est pas sûr de tenir tout entier en soi.
On n’est pas fée, on allume le monde sans prétendre à rien ni rien demander, juste parce qu’on est là, alors qu’on n’espérait qu’un peu d’obscurité, et comme on porte tout ce qu’on voit, dans la lumière le monde s’achemine vers nos épaules, patiemment, irrémédiablement, projetant une ombre immense et noire sur nos propres pieds.
Au bord de tourner en rond, au bord du vertige, à côté du monde troué qui commence – là où mènent les choses ça n’est jamais au même endroit, c’est à côté de soi, à côté d’où on était parti, pour ça qu’on n’est qu’au bord de tourner en rond, revenir en arrière précisément ce n’est pas possible, on se rate. Alors, puisqu’il n’y a rien après, on continue.
Ludovic Degroote, La Digue, Éditions Unes 1995, (épuisé), pp. 27 à 29
[à suivre : épisode 6, lundi 7 novembre 2011]