Ce livre est le lieu d’une rencontre rien moins qu’anodine, car s’y répondent et s’y opposent deux postures, deux attitudes fondamentales. C’est au sens propre qu’elles se répondent puisqu’il s’agit de la correspondance qu’entretinrent pendant un temps, sous une forme poétique, deux poètes, l’un tout jeune encore, le deuxième, auteur d’une dizaine de recueils s’échelonnant sur presque vingt ans. Le pli de la page les sépare, ou bien les réunit : d’un côté, à gauche, court le texte d’Alexandre Valassidis en italiques, de l’autre, à droite, repose celui de Marc Dugardin. L’écriture rebondit de l’un à l’autre et les fait rebondir. Conscients de la fragilité du lien, chacun tend l’oreille et, choisissant de ne pas se dérober, répond à l’appel : celui qui erre dans les rues de sa ville, « torse libre », « le pouls perdu », « dans une déambulation aveugle », qui « parle depuis la nuit, sans maison », « le visage détruit » et dont les histoires sont « noyées », les « gestes retirés », et celui qui ne cesse d’écouter « jusqu’au bout d’écouter », qui sait attendre et continue de croire au bâti d’une maison, à la simplicité de gestes anciens comme celui de poser le pain sur la table, d’en recueillir les miettes ou de poser la main sur une épaule. Jusqu’à quand ou jusqu’où celui dont le ventre est « furieux d’une vie inquiète » (Rue Poitrail, Le Taillis Pré, 2009), celui qui, pris par l’impatience et l’insomnie, se tient, bouleversé, là où on perd pied, pourra-t-il correspondre avec celui qui accueille chez lui « le petit tas de notes insurgées », recueille les larmes et sait « remonter le silence / se déprendre » ? La compréhension entre les deux poètes est indéniable pourtant : « une seule bouche / je le jure / pour la tendresse / les crachats » (M. D.), « De toi à moi, une terre fragile qui nous fait nous ressembler » (A.V.). C’est le rapport au monde, à l’existence qui les sépare, la question de la vraie vie, absente ou non : si « se rendre au monde (poser un genou, ouvrir la bouche, dormir) » est à entendre comme une défaite pour Valassidis, pour Dugardin, « un corps rendu au monde » est une chose belle, qu’il accepte. Si le premier, « au souffle délétère », se sent léger d’avoir perdu ses membres, le deuxième peut respirer, se sentant porté, « léger dans le temps ». Pourtant, l’acquiescement de celui-ci n’est en rien dû à l’oubli et son consentement n’est pas contentement ; familier du lâcher prise, ne reniant jamais la part de l’ombre, du silence, s’il dit oui, c’est un « oui foudroyé » (Soupirail d’enfance, Rougerie, 2007), s’il demeure attentif à la parole qui naît c’est aussi dans ses failles et ses défaillances, et dans son poème est lovée la blessure qui le rend possible : « qu’à nos lèvres inguérissables / vienne la douceur de guérir ». « Je porte l’écluse à mes lèvres » dit Valassidis qui lui, use de la langue par intermittences, par fulgurances, quand bien même trouée de silence, « désunie », sa « phrase percée de haut en bas » et ses « mots désossés », sachant, comme Rimbaud, qu’un jour peut-être « écrire ne suffira plus ». Quand Dugardin travaille à suturer, s’obstine à recoudre, faisant s’accroître chaque jour l’écorce faite de cicatrices, née de la confiance, même si les mots, « déjà l’on entend / ce qui les fera céder ». D’écluse, donc, en écorce, chemine le lecteur de ce mince recueil, passant d’une voix à l’autre jusqu’à faire sienne cette alternance, ces deux paroles irréductibles, réunies dans le moment de la lecture, devenant les deux temps de sa propre indécision, comme les deux faces de sa conscience. Puis le dialogue s’interrompt, de toutes façons inachevable, toujours à reprendre : « c’est là que c’était / que cela aurait pu / être la confiance » (M.D.), « Fermons les fenêtres. Crions. Cela n’a pas été » (A.V.). A partir de quoi, chacun semble camper sur sa position, répétant ce qu’il a déjà dit, n’en démordant pas. Et la fin, que l’on sent venir, se poursuit pendant quelques pages encore comme si la tension de l’échange avait été telle que quelque chose continuait de lui-même, comme la résonance d’un dernier accord ou la traîne d’une étoile filante.
[Fançoise Le Bouar]
Alexandre Valassidis, Marc Dugardin :
D’écluse en écorce
L’Herbe qui tremble, 2011, 12€ - sur le site de l’éditeur