La parution d’un nouveau livre d’Esther Tellermann est toujours un de ces événements silencieux qui peuvent trouver en nous, si nous nous rendons disponibles, plus de résonance que nombre d’autres bruits du monde. Cette poésie est non seulement rare (huit livres en 25 ans), mais elle est aussi mystérieuse, insaisissable, et étrangement fidèle à elle-même ; comme mue par une calme obstination ; une décision ; une destination.
Ce livre, Contre l’épisode, peut être aussi bien lu comme trois ensembles 1 de poèmes d’une page, que comme un seul long poème à trois temps, ou encore, comme la huitième « apparition » d’un poème commencé en 1986 2. Comme dans ses livres précédents, Esther Tellermann entretisse entre eux, suivant une musique très régulière (jusque dans ses accidents, son halètement ou ses syncopes), les restes du mythe, les échos de l’Histoire et les fragments d’un récit sinon intime, du moins personnel (comme on dit d’un pronom 3).
Les restes du mythe, ce sont surtout les noms. Les noms propres, qui fascinent par leur presque indécente majuscule. Et les noms communs, par leur allure de joyaux. Ce livre a son Prince et sa Princesse ; son Ophélie (« dans les néons rouges »), son Ariane et sa Béatrice ; on y trouve une Babylone, une Afrique, un Styx et le Gange 4. On y croise toute sorte de plantes rares et de pierres précieuses, ou plus exactement, de noms rares de plantes (crocus, asphodèle, héliotrope) et de noms précieux de pierres (jaspe, gneiss, onyx, et « l’améthyste atroce »). On pourrait se poser la question de la nécessité de mettre en œuvre pareil attirail dans un poème aujourd’hui… Mais Esther Tellermann n’en laisse pas vraiment l’occasion, qui accompagne son lecteur d’une main légère et sûre dans la traversée des paysages instantanés et immémoriaux dont elle sait d’un seul mot ouvrir l’accès. Le constat est que « guirlande s’effrite / aux fêtes des vivants » et que « les Dieux n’embrasent plus / les sucres ni les huiles ». Au point que « peut-être meurt au monde / le souffle de l’Athénienne ». Il s’agit donc de ne pas rompre le dernier fil qui nous relie à ce souffle-là, à notre imaginaire immémorial, à cette pensée magique (pré-logique) des origines à laquelle la poésie doit tant. Nos « mains sont nues / des seins de la déesse », mais elles en gardent l’empreinte, la « cambrure » – présence en creux du sacré disparu. Esther Tellermann est un des derniers poètes qui, grâce au pouvoir presque magique des noms, savent encore caresser cette empreinte, entretenir ce fil, en l’inscrivant dans la trame d’un aujourd’hui anecdotique et historique.
Les échos de l’Histoire, ce sont essentiellement les « voix à rayures » des « peuples enclos ». Si les massacres de 1942 ne sont pas nommés, on ne peut pas ne pas en sentir planer l’ombre sur le livre. On croise d’abord les « routes », « rails » et « tunnels d’Europe ». Puis on entend peu à peu des « voix » s’élever du brouillard, des « voix sur / le bruit des rails », des « voix à rayures » (comme les habits des déportés) qui descendent la « vallée des perdus ». Cette apparition est fugace, et les fantômes, presque invisibles au regard inattentif. « Leur forme aveugle (…) s’efface » sur le fond de neige. Parce que l’Europe, par-dessus les charniers qui font son sol, sait se faire propre et belle. C’est l’Europe « dé-souillée », recouverte de chaux vive et de neige parfaite – blanchie de ses crimes – mais que trahit encore, à toute occasion, sa « langue de mort ». Contre cette « langue de mort », contre cet aveuglement de neige et de « beauté trop haute », Esther Tellermann s’efforce à ne pas laisser disparaître les « voix » des « perdus ». Elle leur parle au contraire 5. Puis, elle parle d’elles, ou d’eux : témoigne 6. Elle parle enfin pour elles, pour eux – en leur nom. En leur donnant le nom qu’ils n’ont pas, qu’ils ont perdu, qui s’est perdu « enseveli » dans les ruines de l’Histoire 7. Elle leur rend un nom comme on rend la parole. Le « nom comme nourriture / lueur de la lettre / sous la peau ». Autrement dit : la lettre morte tatouée par les bourreaux devient la première lettre vive du poème qui composera le nouveau nom de la victime ainsi redevenue « visible ».
Le troisième fil de la trame, le récit intime ou personnel, est probablement le moins lisible (celui peut-être qui demande de savoir « dé-lire »), mais il n’en court pas moins d’un bout à l’autre du livre, reconnaissable à ses images fugitives, ses fragments de souvenirs (d’enfance, de promenades, d’une photographie), à ses pronoms aussi, tantôt « nous », tantôt « toi et moi », son histoire d’amour qui passe par fusion et fission (« J’ai frôlé l’idée de / deux »), etc. On y trouve aussi, semble-t-il, les traces d’un crime intime dont « l’épisode » (qu’il s’agit ici de contrer) viendrait refléter ou répéter ceux (crimes) de la grande Histoire. Le ton de ce récit émietté est celui d’une nostalgie un peu froide, ou d’une tristesse silencieuse qui n’aurait pas trouvé son nom.
Si on me lit sans connaître les livres d’Esther Tellermann, on pourra s’inquiéter d’un poème chargé de tout cela à la fois : l’histoire et l’Histoire, le profane et le sacré, le réel et le mythe, « la caresse et le crime », le chiffre et le cri, « le suc et la dérive », la « fixité » de « l’inquiétude » aussi bien que son « frémissement », la présence et l’absence, le partage et la perte, le désert et les voix… Pourtant, la grande subtilité du geste du poète fait que la page n’est jamais encombrée de rien, qu’elle conserve au contraire une forme de nudité inaliénable, au point que le livre ressemble à une fugue pour instruments à vent, ou à une suite de psaumes à personne. Preuve vivante que la beauté se fait plus sûre dès que désarmée, cette voix est presque apaisante, qui n’est pourtant là que pour « retiss(er) / la trame d’un tourment ». Elle s’applique avec entêtement, mais d’un pas léger, « à dire / la perte (…) / à dire les transes / les exodes et / les étreintes / à la lisière / où / tu tombes. » Le poème est, comme les « voix » des « perdus » de l’Histoire, une autre « voix à rayures », lacérée de blessures, de silences. Une suite de « lanières musicales » entretissées au « rythme de l’ombre ».
Le poème d’Esther Tellermann est enfin cet « autre monde / où nous apprenons / notre mort / une pensée partagée ». Et par le fait de ce partage, « nous voici » ensemble « comme des danseurs / sous la terre et sur la terre ». Parce que le poète nous a « conduit / jusques aux bords / de la faille », nous dansons avec lui sur une limite, une frontière, sur un fil entre la vie et la mort, une ligne inhabitable qui est pourtant le seul lieu, le seul possible de parole et de présence. Le poème « creuse le passage / de l’abîme à l’abîme ». De celui de l’oubli à celui de la nomination. De la « seconde qui se fracture » à « l’éternité ». Là, « sur la fêlure », « une figure oscille » ; une voix « nouée à l’entre-deux / nuits ». A l’endroit d’une « déchirure » qu’il s’agit, comme « l’incandescence / des cambrures », de « maintenir » dans sa vivacité, sa fragilité et sa vérité.
Le poète écrit, à ses ennemis, à ses bourreaux : « Vous avez lapidé la nuit / qui se souvient. » Or, son poème est justement ceci : une nuit qui se souvient. Une fois le livre refermé, un « son / perdure et tremble ». C’est le souffle d’Isolde et des massacrés qui se mêle au nôtre. Vivant.
[Tristan Saulnier]
NOTES
1 : Les trois sections du livre : Voix à rayures, Contre l’épisode, Une inquiétude fixe.
2 : Première apparition avec épaisseur, Flammarion, 1986.
3 : « Chacun de nous / sera épelé. » Ce souci de la « nomination » est permanent chez Esther Tellermann. L’usage qu’elle fait des noms et des pronoms est essentiel dans la construction de son poème, et pour la compréhension de ses enjeux.
4 : Ainsi que « plusieurs France »… (sans commentaire).
5 : « vous entre les poteaux… » ; « j’ai parcouru / vos promenades / fixes / au creux / des bâtiments… » ; « je vous garde dans la ligne… » ; etc.
6 : « Mémoire contre / mémoire / je me porterai témoin » ; « dans la bouche j’irai puiser / la trahison et le témoin » ; « je suis témoin de la poutre / et de l’entrave », etc.
7 : « j’ai vu / (…) la brisure / des noms ensevelis » ; « terres jetées / sur ceux qui ont / su / pelletées de / trahison ».
Esther Tellermann / Contre l’épisode , éd. Flammarion 2011, 280 p., 19 €
Sur ce livre, on peut lire également une note d'Antoine Emaz ici