[Quand l’auteur s’invite chez Raymond Roussel avec des électrons – et des photons]
Vous souhaitez prendre en photo votre village ? Lisez Grio, village double.
Car l’épreuve n’est pas si facile.
Qu’est-ce qu’on y voit, en effet, dans l’appareil ou sur la pellicule (du temps où c’était de la pellicule) ? Et sur le livre, et dedans ? Qu’est-ce qu’on y voit ? Avec l’appareil, qu’est-ce qu’on capte ? Et après, qu’est-ce qu’on y comprend ? Attention surtout : village double… Méfiez-vous des imitations, des pigmentations, des illusions, des vues en coupe ou de profil ou de face. Méfiez-vous ! Même l’envers du décor éventuellement vous met en boîte.
Ça commence tout de même en clair, façon tête de chapitre comme chez Jules Verne, pour chaque étape, et c’est plutôt sympathique de la part du photographe que de nous annoncer ce qu’il veut faire – au juste, “ une vue de Barcelonnette ” – et comment ; et comment, dès le début, ça se complique… : commence donc par nous décrire un processus, une analyse systématique de chaque étape du cliché exploré jusque dans son épaisseur et son envers, et de comment ça se dérègle.
“ Jacques prend son village en photo. C’est difficile. D’autant qu’au moment du déclic Jacques voit dans l’objectif son double, Jake qui voit double. Sans compter Germène, l’épouse de Jake, qui n’en fait qu’à sa tête dans la chambre noire. ” (p. 7)
“ […] Pour Jacques la chambre noire c’est comme une chambre d’écho. Quand il colle l’oreille contre sa paroi, il entend le bruit de la lumière en négatif, parce que l’image l’impressionne toujours à l’envers. ” (p. 9)
Ensuite on tombe dans le livre (c’est-à-dire dans la boîte, ou son exact équivalent) et on succombe aussi à ce drôle de récit qui évoque la Genèse et la germination du cliché-livre qui s’y déroule.
Depuis la toute première péripétie, fornication quasi mythologique, Terre (?) et Ciel (?) comme chez Hésiode (?), du personnage de Germène et de son bientôt incestueux mari, en passant par un épisode “ Noé et ses filles ” – mais aussi souvent en parfait décalage ou en retrait critique par rapport à ce “ plan du récit ” (“ Si vous ne vous rendez pas compte que ça bouge dans la photo, c’est parce que ça va très vite ”, p. 32 ; “ Comme vous le voyez, il reste encore beaucoup d’espace à remplir ”, p. 40) – on court, lecteur et photographe, à la vitesse de cette lumière, à la recherche d’une image fixe ou d’un repère, ou d’un sens précis. D’un chaos difficilement maîtrisable, vers un cosmos, une cosmogonie.
On apprend à lire, à s’orienter à travers le dispositif amusant et profond (avec plusieurs profondeurs de lecture et de champ) qui oblige à lire sur plusieurs niveaux, sautant de plan en plan sans nécessairement être obligé de les “ lire tous ”. La typographie y a sa part explosive et permet de voir aussi “ dedans ”.
Une partie de la lecture toutefois n’est pas aisée : on est tenté de lire, si l’on n’est pas pourvu des lunettes à voir les lettres inapparentes de Rabelais, en picorant ce qui est noté en clair ou ce que le cryptage dysorthographique du reste nous laisse voir ou entendre. On est vraiment reconnaissant, à l’occasion, à ce “ Jacques ” de n’avoir pas crypté le tout de façon phonétique car la notation n’est pas toujours évidente (on aimerait parfois entendre plutôt que voir).
Mais la lecture surplombante qu’on gagne au procédé s’accommode aussi très bien de ne pas tout lire (ou de ne pas lire du tout !) : distance de loupe maintenue par rapport au langage ou d’analphabète confronté à de l’écrit.
Ainsi, ce livre se tient plusieurs fois à côté de lui-même – s’augmentant toujours de la description de ses étapes et de son commentaire, attentif donc à ce qu’il est en train de “ faire ” ou alors vacillant dans le dédale des aventures intra-photographiques de ses géniteurs.
Bref : livre au caractère goguenard, campé à côté du livre et des mots, et qui permet de s’en échapper comme le célèbre oiseau, d’ailleurs naturellement mentionné, page 19 : “ Après le déclic le petit oiseau est sorti dedans. / C’est pour ça qu’on ne le voit pas. ”
La boîte magique fonctionne alors à plein rendement, comme un livre tout à fait complet, comportant outillage, production du récit et mode d’emploi, un livre qui oblige celui qui y est entré, dans la boîte, à un regard toujours décalé et vivant.
Le volume s’impose comme un objet dans lequel on farfouille, un réceptacle et un appareil impressionné tout autant qu’impressionnable, destiné à être regardé comme tel, dans sa matière verbale et de livre, avant même de “ servir à lire ”. On ne sait d’ailleurs plus très bien où s’arrête la photographie et où commence l’appareil et ses rouages eux-mêmes inscrits avec le photographe, sur l’improbable pellicule.
Livre un peu métaphysique aussi, si, si… et pas seulement par ses allusions à la Genèse. Une vraie réflexion sur les mobiles, les intentions et les finalités du regard, ses limites, faisant cause commune avec le livre comme recherche de sens.
L’auteur à la fin espère que “ cette vue de Barcelonnette ” nous plaira.
Elle m’a plu et je n’ai pas fini d’y courir (dans l’espace accueillant de cette boîte de pages, en long, large et travers, destinée à capturer des électrons et des images).
[Pierre Drogi]
Jacques Sivan, Grio village double, éd. Al Dante / Niok, 1999