notes précédentes
Rien qu’un sifflement des narines noires-écailleuses du chien
qui, dans la cuisine, sur sa couverture sur le carrelage, avait dû s’enrouler, massif, et se serrait contre lui-même en cherchant à se protéger du froid vif affluant sous la porte du jardin ou par les interstices des fenêtres.
…………
Est-ce que je voudrais – trop naïvement ? grossièrement ? – capter par instants et retenir – ici par exemple, dans un minime réseau de phrases déjà grises –
ce qui fait l’envie de vivre ?
Cette brûlure réindéterminante qu’on se passe les uns aux autres (entre qui et qui ? à quels instants précis?) comme une chose qui n’existe qu’autant qu’elle glisse comme de main en main?
(Non…, c’était déjà, il y a un instant, dans les trois lignes qui précèdent, trop dire.)
…………
Un jour de printemps 1995, chambre à « Sainte-Cécile »,
où – temps torpide –
ma mère survit.
Assise dans l’unique fauteuil (molesquine verte) où, incapable désormais
de marcher, elle passe des heures (jusqu’à ce qu’enfin quelqu’un la lève, la soulève), semble endormie. Ses paupières
ne sont pas tout à fait closes : j’entrevois
par les minces fentes des yeux noyés.
Je regarde vaguement par la fenêtre rectangulaire (cadre métallique).
Rideaux de rayonne, fade odeur si familière,
de cela qui répond presque exactement aux prévisions
(sauf la poussière, ou la fatigue des matières
et l’affaissement des formes).
Me retournant vers elle : « je vais partir » lui dis-je.
« Je vais travailler »
(Travailler ? amère – comme en traces de doigts noirâtres de charbon sur la pâleur du passé – l’ histoire de ce mot… entre nous. Ce qu’elle avait plusieurs fois raconté : sa mère mise en maison de retraite … et disant : « J’ai tant travaillé et vous me mettez là. » une sorte de malédiction ? l’horreur du travail sans fin sinon dans cette sorte de cul-de-sac. ).
Elle entr’ouvre les yeux : « Pourquoi ? », souffle-t-elle.
« Tu voudrais que je reste ? – Oui ! »
« Pourquoi ? » lui dis-je à mon tour, trop vite, presque méchamment
(avec l’impulsion de lui glisser, vainement, un : « A quoi bon ? »
ou : « Dans deux minutes tu auras oublié ! » ).
De ses chuchotis égarés, j’ai alors entendu surgir, faible, un seul mot intelligible :
« Personne ».
……….
Un autre jour note d’avril 1991 sur laquelle
je suis tombé hier soir 21 nov 09, en prenant et feuilletant au hasard un vieux cahier avant d’essayer de dormir,
ma mère n’étant pas encore dans une maison
de retraite (mon père l’avait déposée ici pour quelques
heures et on s’affairait en l’oubliant un peu), je l’ai entendue
– avec, sur le fond vert sombre du fauteuil, de petits
volètements de mains, puis, soudain, un index tendu –
marmonner (entre autres phrases folles et sombres, menaçantes) :
« et il y en a qui mourront ».
………….
Ces notes… les dé-théâtraliser (les délivrer des inévitables minuscules poses et mises en scènes du soi notant) ?
Ou les déballer continument de leurs protections contre ce dont (à travers tout «objet » momentané ) elles parlent…
Et puis qu’elle ne subsistent que durement étalées : insectes écrasés sur quel mur ?
…………..
« Et si c’est cela vivre ? »
Virginia Woolf, Journal, 25 nov 1928
« […] Ainsi passent les jours et je me demande quelquefois si nous ne sommes pas hypnotisés par la vie comme l’est un enfant par une boule d’argent ? Et si c’est cela vivre ? C’est très rapide, brillant, excitant, mais peut-être aussi superficiel. J’aimerais prendre la boule dans mes mains ; la palper doucement, ronde, lisse et lourde, et la tenir ainsi, jour après jour. Je vais lire Proust je crois, et revenir en arrière, puis repartir en avant. »
suite le vendredi 30 avril