Les deux titres sont interrogatifs, c’est déjà dire que ce n’est pas simple. J’entends le premier titre de plusieurs manières : comment dire le réel ? que dire de l’époque ? Et puis comme une interpellation du poète : « Faites quelque chose, bon sang ! ». Réponse désemparée : « Comment, quelque chose ? » Car dans ce premier ensemble, Alexis Pelletier pose bien à la fois la nécessité et les limites de l’engagement de la poésie.
Comment quelque chose naît d’une colère contre l’époque : « Il y a une grande colère dans notre monde / une colère contre lui mais aussi contre nous / contre ce que nous n’empêchons pas / une colère contre moi dans le langage / cette sorte d’aveuglement dans les mots / que je ne sais pas lire et qui me poursuivent » (p.9) On voit bien ici, presque d’entrée, le mouvement de révolte qui emporte le poème, mais tout autant et immédiatement la question de l’impuissance du poète et de la langue à porter cette révolte. La lucidité d’Alexis Pelletier est remarquable : il travaille une contradiction qui tenaille la poésie engagée depuis longtemps. Il faut exprimer « notre révolte contre l’époque / contre la farce politique de celle-ci », et en même temps rester en poésie, ne pas tomber dans le slogan, la propagande, le discours révolutionnaire creux. On notera au passage que, parmi les nombreux poètes cités, n’apparaissent ni Aragon ni Eluard, grandes figures du lyrisme engagé, pourtant. Pelletier, et c’est sa force, reste dans le tragique, l’ « impossible nécessité », et la rage impuissante mais, encore une fois, lucide. « Et tu vois grandir à nouveau / l’envie de gueuler contre le siècle / dans un vaste sentiment d’impuissance / parce que dire merde au tout à l’ego / et à tous les zozos qui squattent les média / ça fait plaisir mais ça ne sert à rien / ce n’est évidemment pas de l’ordre du / poème et c’est pour cela que je l’inscris ici / est-ce que tu sais ce qu’on peut mettre ou ne pas / c’est la question dans un poème / tant d’autres encore contre qui s’égosiller » (p.36)
On voit très bien l’effort lyrique de dépassement de la contradiction entre « l’exigence du monde / et l’impossibilité presque / du poème » (p.19). Tout tient dans le « presque ». Cela produit une forme particulière d’écriture, une sorte de poésie réflexive-émotive. Il y a bien l’ampleur lyrique, mais en même temps un continuel effet de sourdine. Aucune emphase : un déroulé lent de blues, ou un rythme de train avec de temps à autres un ferraillement d’aiguillages pour mieux retrouver ensuite le balancement régulier d’une voix qui murmure son amour et sa colère. Dans Comment quelque chose, le dégoût de l’époque domine, mais l’amour est présent en mode mineur. Dans Quel effacement, cela s’inverse : l’amour est au premier plan avec le leitmotiv « Bonne nuit mon cœur », mais la question de l’époque demeure en arrière-plan : « Parti des quatre premiers mots / bonne nuit mon cœur je m’aperçois / dans l’instant de l’écrire qu’ils contiennent / comme une réduction de tout le Voyage / en même temps que toujours il y a / un qu’est-ce qu’on s’en fiche / et qu’est-ce qu’un ancrage dans le réel / pour parler de la crise ou de la honte / à vivre dans un tel pays ou dans une époque / qui se moque éperdument de son histoire / qui l’oublie même pas avec le sourire » (p.64).
Face à cette asphyxie, on repère trois forces positives qui permettent, sinon de vaincre, du moins de tenir : l’amour, la poésie, la musique. Ces trois forces ne sont pas distinctes mais liées, conjointes, interactives : « Je voudrais aucune distance entre ton corps / et le fait d’écrire » (p.78) ou, « cette constance à écrire avec de la musique / dans la tête » (p.24). Les références aux écrivains sont très nombreuses, mais toujours incidentes comme si, en passant, le trajet d’écriture de Pelletier croisait des œuvres antérieures ou contemporaines : Mallarmé, Sacré, Holappa, Ronsard, Akhmatova, Rouzeau, Mainardi, Beckett, Apollinaire, Lamartine, Mutis, Rimbaud, Deguy, Cliff, La Fontaine, Baudelaire… Il en va de même en musique : Schubert, Bach, Britten, Couperin, Landi, Chostakovitch, Ravel, Stravinsky… La peinture et la danse sont aussi présentes, dans une moindre mesure. Mais il ne s’agit pas d’une poésie savante, encore moins pédante : « J’ai l’impression qu’elles ne sont pas / un refuge ces références mais / qu’elles informent » (p.76). Il faut entendre « informer » ici au sens de former du dedans, structurer, et non pas orner de façon inutile ou précieuse. On mesure, à travers ces résonnances ou échos multiples d’œuvres, combien la poésie est nourrie de lectures, et plus largement, de culture. Cela explique aussi, pour une part, pourquoi l’époque est devenue irrespirable de bêtise, d’abrutissement programmé. Et je ne pense pas seulement à La Princesse de Clèves.
Le vers libre de Pelletier est d’une amplitude de huit à quatorze syllabes, en moyenne. Il est tout à fait remarquable ; sans être cadencé (mètre régulier ou pair systématique par exemple), il parvient à une sorte de fluidité rythmique sans heurt mais sans rien devoir non plus à la musique répétitive. On a vraiment l’impression que cette « machine lyrique » (p.37) pourrait tout mouliner, y compris le désespoir, avec une continuité tranquille de fleuve.
Une dernière remarque, cette mention étonnante et belle, sur la page ISBN : « L’éditeur remercie Marc Leymarios de lui avoir fait connaître Alexis Pelletier. » Que l’éditeur remercie celui qui lui a permis de découvrir l’œuvre qu’il édite est un beau geste, peut-être difficile à imaginer hors poésie. Il est aussi des livres pour lesquels le lecteur souhaiterait remercier l’éditeur : c’est le cas présent.
[Antoine Emaz]
NOTE
Le même « refus de l’époque », mais dans un registre très différent, humoristique et farfelu, autant que désespéré, s’exprime dans un petit livre, Psalmlash (éd. Vincent Rougier, col. Plis urgents, n°27), avec des gravures de Vincent Rougier. On retrouve avec plaisir ce personnage, aussi noir que loufoque, digne héritier de Michaux et Beckett, qu’Alexis Pelletier avait déjà fait exister dans trois livres chez Tarabuste.
Alexis Pelletier
Comment quelque chose suivi de Quel effacement
L’Escampette éditions – 85 pages – 13€