Ce que l’écorce me dit de l’arbre. Ce que l’arbre me dit du bois. Ce que le bois, le bois de bouleaux, me dit de Birkenau. Cette image bien sûr, comme les autres, n’est que fort peu de chose. Une fort petite chose, une chose superficielle : pellicule, sels argentiques qui se déposent, pixels qui se matérialisent. Toujours tout à la surface et par surfaces entremises. Surfaces techniques pour ne témoigner que de la surface des choses. Qu’est-ce que cela me dit du fond, qu’est-ce que cela atteint au fond ?
[...] En français, le mot écorce est dit par les étymologistes représenter l'aboutissement médiéval du latin impérial scortea, qui signifie « manteau de peau ». Comme pour rendre évident qu’une image, si on fait l’expérience de la penser comme une écorce, est à la fois un manteau – une parure, un voile – et une peau, c’est-à-dire une surface d’apparition douée de vie, réagissant à la douleur et promise à la mort. Le latin classique a produit une distinction précieuse : il n’y a pas une, mais deux écorces. Il y a d’abord l’épiderme ou cortex. C’est la partie de l’arbre immédiatement offerte à l’extérieur, et c’est elle que l’on coupe, que l’on « décortique » en premier. L’origine indo-européenne de ce mot – que l’on retrouve dans les vocables sanscrits krtih et krttih – dénote à la fois la peau et le couteau qui la blesse ou la prélève. En ce sens l’écorce désigne cette partie liminaire du corps qui est susceptible d’être atteinte, scarifiée, découpée, séparée en premier.
Or, là précisément où elle adhère au tronc – le derme, en quelque sorte, les latins ont inventé un second mot qui donne l’autre face, exactement, du premier : c’est le mot liber, qui désigne la partie d’écorce qui sert plus facilement que le cortex lui-même de matériau pour l’écriture. Il a donc naturellement donné son nom à ces choses si nécessaires pour inscrire les lambeaux de nos mémoires : ces choses faites de surfaces, de bouts de cellulose découpés, extraits des arbres, et où viennent se réunir les mots et les images. Ces choses qui tombent de notre pensée, et que l’on nomme les livres. Ces choses qui tombent de nos écorchements, ces écorces d’images et de textes montés, phrasés ensemble.
Georges Didi-Huberman, Écorces, Éditions de Minuit, 2011, p. 67 et 70 ; 71, 7,50€
Le début de cet extrait a été cité par Alain Veinstein, au tout début de l’émission « du Jour au lendemain » (France Culture), consacrée à Georges Didi-Huberman, le 22 février 2012 (on peut écouter l’émission ici)