Poezibao fait une pause – reprise des publications le 2 mai
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Poezibao fait une pause – reprise des publications le 2 mai
Rédigé par Florence Trocmé le jeudi 19 avril 2012 à 12h35 dans Evènements | Lien permanent
Rappel : agenda, liens, informations sont désormais publiés ici
Les articles publiés dans Poezibao cette semaine :
Anthologie
○ Bernard Collin
○ Ossip Mandelstam
○ Ossip Mandelstam (2)
○ Bernard Noël
Feuilleton (Claude Mouchard)
○ "Et si c'était cela vivre ? ", Claude Mouchard, 10/12
○ "Et si c'était cela vivre ? ", Claude Mouchard, 11/12
○ "Et si c'était cela vivre ? ", Claude Mouchard, 12 (fin), avec fichier téléchargeable de l’ensemble du feuilleton
Notes de lecture
○ "Cahiers de Paris, journal" de Petr Král, par Bruno Fern
○ "Et Leçons et coutures" de Jean-Pascal Dubost, par Jacques Morin
○ "La Digue" de Ludovic Degroote, par Antoine Emaz
○ "La Quatrième personne du singulier" de Valère Novarina, par Claude Perez
Cartes blanches
○ Philippe Jaccottet, lecteur et traducteur de Mandelstam, par Alain Paire
○ "1920-2012, ce qu'il advient de l'oeuvre d'Ossip Mandelstam", par Alain Paire
Dernières parutions : livres reçus par Poezibao
[Poezibao a reçu] n° 211, jeudi 19 avril 2012
○ Bernard Collin, 478 jours naturels, Les Petits Matins, 2012, 16,25€
○ Jacques Ancet, Chutes – IV, Alidades, 2012, 5€
○ Giovanni Dotoli, Le Dictionnaire de la langue française, théorie, pratique, utopie, coll. Vertige de la langue, éditions Hermann, 2012, 38€
○ Stéphanie Ferrat, Ventres, Éditions Potentille, 2012, 7,70€
○ Lionel Richard, Comprendre l’expressionnisme, coll. Archigraphy Poche, Infolio, 10€
○ Yves Namur, La Tristesse du figuier, coll. Terre de Poésie, Lettres vives, 18€
○ Uwe Dick, Du nouveau, Neues aus, Gigack, poèmes/Gedichte, trad. de l’allemand de Joël Vincent, bilingue, Alidades, 2012, 5€
○ Chawqî Baghdâdî, Où suis-je maintenant, traduits de l’arabe (Syrie) par Claude Krul, Alidades, 2012, 5,50€
○ Agnès Gueuret, D’un âge à l’autre, le corridor bleu, 2012, 12€
○ Vincent Ruffé, Pythique, Les éditions du Panthéon, 2012, 11 ;16€
○ Daniel Simon, quand vous serez, proses poétiques, M.E.O, 2012, 14€
○ Valérie Huet, J’attends cet instant qui s’enroule éblouissant, Éclats d’Encre, 2012, 12€
○ Perceval Frison, Le beau catin, Les chroniques poétiques d’Adônis du Badot, Éditions Praelego, 12€
→et les revues
○ Initiales, dossier n° 27, Sans raisons et sans rimes, quelques aspects de la poésie d’aujourd’hui et de ceux qui la font (une publication des librairies Itinéraires, numéro réalisé par Alain Girard-Daudon)
○ Le Cahier du refuge, n° 210 (Gôzô Yoshimasu, Toi aussi tu as des armes, Salon du livre de Tanger)
○ Traversées, n° 64, hiver 2011/2012, dossier Traduction
Rédigé par Florence Trocmé le jeudi 19 avril 2012 à 12h32 dans Poezibao Hebdo | Lien permanent
Cette rubrique suit l’actualité éditoriale et présente les derniers ouvrages reçus par Poezibao.
○ Bernard Collin, 478 jours naturels, Les Petits Matins, 2012, 16,25€
○ Jacques Ancet, Chutes – IV, Alidades, 2012, 5€
○ Giovanni Dotoli, Le Dictionnaire de la langue française, théorie, pratique, utopie, coll. Vertige de la langue, éditions Hermann, 2012, 38€
○ Stéphanie Ferrat, Ventres, Éditions Potentille, 2012, 7,70€
○ Lionel Richard, Comprendre l’expressionnisme, coll. Archigraphy Poche, Infolio, 10€
○ Yves Namur, La Tristesse du figuier, coll. Terre de Poésie, Lettres vives, 18€
○ Uwe Dick, Du nouveau, Neues aus, Gigack, poèmes/Gedichte, trad. de l’allemand de Joël Vincent, bilingue, Alidades, 2012, 5€
○ Chawqî Baghdâdî, Où suis-je maintenant, traduits de l’arabe (Syrie) par Claude Krul, Alidades, 2012, 5,50€
○ Agnès Gueuret, D’un âge à l’autre, le corridor bleu, 2012, 12€
○ Vincent Ruffé, Pythique, Les éditions du Panthéon, 2012, 11 ;16€
○ Daniel Simon, quand vous serez, proses poétiques, M.E.O, 2012, 14€
○ Valérie Huet, J’attends cet instant qui s’enroule éblouissant, Éclats d’Encre, 2012, 12€
○ Perceval Frison, Le beau catin, Les chroniques poétiques d’Adônis du Badot, Éditions Praelego, 12€
→et les revues
○ Initiales, dossier n° 27, Sans raisons et sans rimes, quelques aspects de la poésie d’aujourd’hui et de ceux qui la font (une publication des librairies Itinéraires, numéro réalisé par Alain Girard-Daudon)
○ Le Cahier du refuge, n° 210 (Gôzô Yoshimasu, Toi aussi tu as des armes, Salon du livre de Tanger)
○ Traversées, n° 64, hiver 2011/2012, dossier Traduction
En faisant un copier/coller du nom de l’auteur et du titre du livre, puis en l’insérant dans la barre du navigateur, il est possible la plupart du temps de trouver en ligne de plus amples informations sur ces livres.
Rédigé par Florence Trocmé le jeudi 19 avril 2012 à 12h29 dans Poezibao a reçu | Lien permanent
Poezibao publie aujourd’hui le dernier ensemble (d’une série de 12) des notes de Claude Mouchard – Un fichier téléchargeable de l’ensemble de ces notes est joint à cette publication (en fin de note).
notes précédentes, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 , 10, 11
Mais une chose qui arrive, des gens... ont-ils le même pouvoir ?
..........
... la rue : comme pour tout le monde, un impératif-impulsion insatiable
la route-rue, l’entre comme liquide, l’élément commun – temps entr’arraché, visibilités projetées, halos mi-rêvés... Rien que du disputé, de l’écumant souillé ...
...........
19 octobre 2011, 21h15, revenant dans la nuit humide de la gare par la rue de la République, je passe près d’un camion d’éboueurs vidant les poubelles des commerçants. L’un des deux éboueurs est un noir grand et mince, et porte une veste jaune fluorescente ; il est accroché au camion, il parle – très fort, dans le bruit du camion et avec une certaine volubilité, mais non sans douceur – à une jeune femme, noire également ; cette dernière, souple, écoute avec inquiétude, voire de l’anxiété.
Qu’est-ce qui se passe, est arrivé, risque d’arriver ? Impossible de faire la moindre conjecture. Un jeune garçon (cinq ans ?) regarde, visage tourné vers le haut, l’air grave, l’homme et la femme. (J’ai eu peur pour eux ; j’ai ressenti, tout en quasi courant, de la tendresse pour leurs têtes latéralement éclairées.)
Je ne sais pas ce que je fais d’une chose pareille dès lors que je la note (mais surtout pas en « observateur ») ...
En tout cas, je ne pouvais que ... Peu importe.
..........
« Je suis un loup »
(Ce fut à la télé... autre fleuve, énormes bribes détachées terreuses filaments nacrés croquants...)
Donc, je recopie (d’un cahier de 2006-7) un « avec » spécifique :
ce couple vu à la télé, par hasard, désormais persistera, comme un possible, un embranchement de la réalité ordinaire/tout autre...
Reportage sur Arte, mardi 22 août 2007, 14h. On suit un camionneur en Chine, avec sa femme et occasionnellement son beau-frère.
Comment tout cela a-t-il été tourné, quels moyens de divers ordres, quels soutiens, quel désir ?
Ce que nous pouvons voir dépend aussi, bien entendu, de toutes sortes d’aspects financiers, techniques, administratifs, voire politiques.
Organisation de « notre » vu-entendu, de ce qui nous est donné à recevoir.
Le souvenir global est d’un élément d’aube ou de crépuscule. Comme dans de l’eau.
L’homme, avec son long camion de transport, parcourt (apprend-on) des distances considérables. Sa femme l’accompagne, assise à côté de lui ou, parfois, dormant derrière lui.
Je ne sais pas évaluer les âges… L’homme : entre trente-cinq et quarante ans ? Et sa femme ?
Leur fils de 8 ans vit chez les parents de l’homme.
L’attachement entre l’homme et la femme est sensible dans sa gentillesse à lui, et dans des gestes affectueux qu’elle a par instants. Elle explique qu’elle a voulu partager sa vie à lui : son souci de cet homme-là prime sur celui de l’enfant.
On aura vu cet homme de profil alors qu’il conduisait, visage constamment tourné vers l’avant, présence immobile-mobile, fendant, à travers le pare-brise, le vent dont on entrevoit qu’il souffle sur des plaines immenses.
Soudain un cylindre casse. Il faut réparer, trouver une pièce de rechange. Le camion va être gardé par le beau-frère (dont on découvre qu’il était lui aussi, depuis le début, dans le camion). L’homme et la femme tentent le stop pour gagner la ville la plus proche, à 70 km. Ils sont de retour en pleine nuit. Les deux hommes, sous le camion, changent la pièce…
Plus tard, coup de téléphone aux parents de l’homme (et à l’enfant). Le père de l’homme dit qu’il voudrait vendre le camion (il ne veut plus contribuer au remboursement de l’emprunt qui a été contracté pour l’acheter). L’homme résiste…
« J’ai mal à la tête », dit-il après avoir raccroché. A qui parle-t-il alors ? A la caméra ? À « nous », où que nous soyons ? Au futur ?
Le camion arrive (après des milliers de km) dans le Xinkiang. Montagnes couvertes de neige, splendides. C’est, dit l’homme, le pays où ses parents ont lutté jadis pour survivre. L’homme se rattache donc à ces parents qui voudraient le faire renoncer à cette vie de camionneur, celle qui précisément lui permet de revenir voir ses parents.
Point ombilical douloureux (nœud d’intenabilités, comme chez quiconque).
« J’aime cette vie, dit-il, j’aime aller là où je veux. » Et il ajoute : « Je suis un loup. »
Je pense un instant à tout le dispositif qu’on ne voit pas : regard-écoute à qui le camionneur peut s’adresser, réalisation momentanée de ce à quoi il aura toujours rêvé de pouvoir parler ou de ce par quoi – des étrangers, des Occidentaux – il aura été heureux d’être vu, ou su, être.
Et qu’est-ce que j’espère, « moi », de phrases comme celles-ci ?
.........
À l’aube parfois, sur le quai (aux Aubrais), parmi tous les gens partant au travail
face aux voies jusqu’à l’horizon... aires caillouteuses mauves...
barres de trains de marchandises à l’arrêt (rappelant des barres de chocolat d’autrefois), voûtes des toits des wagons, certaines comme givrées, et … planches et barres de métal ... et...
les mi-choses que chacun se disait, se dit, semblaient, semblent encore aujourd’hui, juste au-dessous des maigres bribes de conversations audibles, flotter couler... dans l’entre
et c’est comme si, pour quelques minutes, elles venaient soudain former « en moi » des tourbillons se recreusant bruns-argentés et affamés...
Avides, à leur insu, et de quoi – que je ne saurais, écrivant, leur donner ?
..........
Entre tous en attendant le train ... têtes-bouches sources écumant d’ombre si commune et néanmoins divisée ...
surfaces de cailloutis mauves
trop réelles, en tant que (problématiquement) séparées, les intériorités – mais se rêvant elles-mêmes... et paraissant alors béer, évidences obscures dans le soleil levant.
........
Sur le quai... Dans les reflets de nuit-aube, d’humidité, parmi les haleines..., des volutes d’odeurs des pensées...
D’où viennent-elles ces choses qu’on se quasi-dit ?
Elles n’appartiennent à chacun qu’en apparence...
Comment durent-elles ? Où vont-elles filer, avec quels effets ? À quel prix doivent-elles continuer de bouger en ne cessant, comme des vagues, de se reprendre ?
..........
Oui : où vont-elles, les choses qu’on se dit ? reviendront-elles autres ?
Courants, latences, lacunes, reflux...
J’y « pensais » alors que le train longeait la sucrerie d’Artenay – vapeurs puantes (betteraves brûlées ?) montant en torsades enflammées par le soleil d’aube de décembre qui rasait les chaumes
...........
Hélas oui, me suis-je (« quelqu’un comme moi ») dit parfois, après une nuit mauvaise : ce qu’on croyait avoir su « garder pour soi », dans la vie à la maison ... : voilà qu’on découvre que c’est passé chez les enfants...
.......
De la terreur qui s’ignore ?
Qui, soudain, comme en rêve, entame le voir être vu de la rue.., fend les nappes humaines, ouvre les houles du réel ou de l’halluciné... ?
Rue de la République, un jour de mai, 9 h du matin (je cours à la gare). Vent froid après des jours précocement chauds. Passe, à la plus grande vitesse (ou à la moins grande lenteur) possible, un véhicule balayeur (brosse ronde inclinée pivotant continument)...
Quand il arrive vers moi, je discerne, derrière le large pare-brise, une rangée bigarrée de jouets, peluches, quasi corps en plastique, gestes et visages minuscules et figés. Probablement, des objets perdus par des enfants, prélevés parmi les débris qu’auront triés les deux hommes du véhicule.
Quoi de doucement effrayant ? Jouets cadavérisés exposés ...
Une vision rappelant curieusement quelque chose
ou faisant soupçonner quoi ?
Une exposition machinée avec férocité, quoique probablement à leur insu,
par ces deux hommes (dont on ne voyait pas les visages, effacés par des reflets sur le verre protecteur) ?
Téléchargement Claude Mouchard - Vivre
Rédigé par Florence Trocmé le jeudi 19 avril 2012 à 10h01 dans Feuilleton | Lien permanent
Au moment de rendre compte de ce nouveau livre de Valère Novarina, on est légitimement tenté de le présenter comme un ouvrage théorique : on peut bien dire qu’on y trouve la théorie, ou des éléments de la théorie d’une œuvre, d’un œuvre désormais copieuse, dont l’élaboration a commencé voici plus de trente ans (plus de trente titres à ce jour, et je ne dis rien de l’œuvre graphique).
La page 133 (par exemple) propose une « théorie du sens », rien de moins, illustrée sur les deux pages suivantes par deux schémas compliqués. Et les neuf textes (de longueur très inégale) que ce livre réunit comportent bien une dimension réflexive, spéculative et aussi, il faut le dire, fortement affirmative. L’un d’entre eux, le dernier, s’intitule « Désoubli », ce qui est la traduction novarinienne du grec alhqeia, qu’on traduit d’habitude par « vérité ». Les 102 assertions numérotées de « Désoubli » livrent donc 102 vérités à propos du théâtre, de la voix, des langues, etc. Du même coup, elles indiquent aussi (ce n’est pas moins nécessaire) un certain nombre de mensonges ; elles pointent les erreurs et les faux semblants dont nous sommes évidemment, et comme toujours, environnés.
Si ce mot de théorie embarrasse néanmoins, s’il gêne, c’est qu’il semble de nature à donner au lecteur une idée quelque peu trompeuse de ce qu’il va trouver, par exemple, dans le premier des neuf textes dont j’ai parlé, et qui s’intitule « La langue à un ». Ce qu’il va trouver, le lecteur, derrière ce titre énigmatique (et dans lequel le hiatus évidemment délibéré n’est pas le trait le moins important ni le moins significatif) c’est avant toutes choses une jubilatoire accumulation de surnoms : « J’ai connu des figures à plusieurs noms : Médée la Quine, Lucien à Pitaque, Louis Lanlà, la Papicaule, Maurice à Délégué, Dix-sous-de-lard, Jeannot Bel-homme, Dian la Greule, la Ouivre, Phi des Bœufs », et ainsi de suite durant trois pages. On ne s’en lasse pas. Comme disait Claudel à propos de tout autre chose (le nom de Claudel n’arrive pas ici tout à fait par hasard): « Altéré, mes frères, à qui cette très merveilleuse rasade ne suffirait pas. Cela est copieux, cela est satisfaisant ».
On se vautre (je me vautre) avec ravissement dans ce qu’on peut bien appeler une liste –cet auteur adore les listes, il en fait depuis longtemps– mais que je préfère appeler un tas de noms. Puis, quand on a fini, on recommence. Entre temps, on a lu les pages dans lesquelles Novarina explique comment, trois étés de suite, puis à nouveau en 2009, il a rassemblé le plus de sobriquets qu’il a pu dans ces vallées des Alpes où il vit : une volée de noms, quinze cent quatre vingt trois, jubile-t-il, « tous vrais ».
Il y a bien entendu une esthétique, une poétique, une théorie, dans ce goût revendiqué pour une langue poussée « sans livres, sans pasteurisation académique et sans homogénéisation » ; une langue, dit-il, « à l’état natif » ; il y a une poétique (et une éthique, et une politique) dans cet appel à la résistance contre « la grande désincarnation, l’algébrosement, l’épidémie numérique, la mise aux normes de tout », contre ce qu’il appelle « la langue unique totalitaire » ou encore « la plate langue » (p. 28).
Mais ayant lu ce qui précède, on doit commencer à se douter que cette théorie-là ne se fait pas seulement, ne veut pas se faire seulement, dans la tête, ni non plus seulement dans la bouche. Comme écrivait Mallarmé, les pensées « réconfortent dans la boîte », et avec quelle vigueur ! Quelle réjouissante épaisseur! Pas d’idées dans la pensée, dit d’ailleurs Novarina, avant de continuer (avec un accent presque deleuzien) « mais des personnages rythmiques, des instabilités, des bêtes au combat » (p. 83). Il faut, dit-il encore, « chasser toute pensée non en chair musicale » (p. 133). Il a dit aussi, quelques pages plus haut : « Je cherche mon animal, et je le laisse travailler » (p. 118).
Le plus réjouissant, c’est qu’il fait ce qu’il dit.
[Claude Pérez]
Valère Novarina : La Quatrième personne du singulier, P.O.L., 2012, 14€
Fiche du livre sur le site de l’éditeur, avec une vidéo de l’auteur lisant un extrait du l'ouvrage.
Rédigé par Florence Trocmé le jeudi 19 avril 2012 à 09h45 dans Notes de lecture | Lien permanent
XVII
Ce soir, pourquoi pas ? Tu sais que la chose peut te surprendre, même si tu l’attends. Tu sais qu’il n’y a pas de chemin, ni de trace. Pas de porte. Tu sais aussi que tu ne sais pas. Cependant tu cherches la charnière – la charnière entre le oui et le non, la longue et mince pliure au bord de laquelle tout fini, tout recommence. Et quelquefois, tu vois le fil au bout duquel tu pends, et là-haut, les marches de l’air, et puis le bleu. Le bleu partout. Rien que le bleu… Et tout à coup, un mot se détache, et c’est l’oiseau qui pique vers ta gorge.
XVIII
De temps en temps, le texte s’efface, ou plutôt le besoin qui le produisait. Alors, je suis là et rien. Alors, je te dis :
– Tu n’écoutes pas, tu n’es pas creux. Tu es vertical, tu es le temps.
Et puis, je guette, attendant qu’un peu d’épaisseur revienne ; attendant l’opacité et la distance intérieure et la page ouverte en toi ; attendant du maintenant que j’y écris qu’il y soit maintenant davantage qu’en moi-même. Alors, qu’importe ici puisque déjà tu refais mon visage. Puisque déjà tu es moi qui cherchais le moyen d’affirmer : je suis l’Autre.
XXII
Maintenant // Tu écris ce mot, et maintenant te poigne. C’est un pas pressé, quelque chose qui t’appelle, un œil ouvert partout, mais si tu insistes pour en savoir davantage, ce n’est jamais que toi qui cours vers toi // Mais maintenant, dis-tu, maintenant, je suis parfaitement immobile et j’attends. // Maintenant glisse, a glissé, d’où cela sur la page : ce mot « maintenant » et ces mots autour de maintenant. // Tu te souviens, tu essaies, mais, toi aussi, tu glisses, et si tu fermes les yeux, ton corps est du temps qui s’en va. // Il y a du gris, du blanc, du gris de plus en plus blanc, puis rien, dedans, dehors, rien que ton œil, qui maintenant se vide de son maintenant.
Bernard Noël, Souvenirs du pâle, suivi de Le même nom, Fata Morgana, 1975, pp. 34, 35 et 39.
Bernard Noël dans Poezibao :
bio-bibliographie, Lecture aux Parvis poétiques (nov. 05), index des lectures de Bernard Noël par Alain Marc, extrait 1, extrait 2, extrait 3 , extrait 4, note de lecture de Sonnets de la mort, in notes sur la poésie, En présence (de et avec), questions de mots, entretiens Bernard Noël et Claude Margat (par A. Malaprade), ex. 5, Prix Ganzo, Les Plumes d’Eros (par M. Gosztola), ext. 6, dossiers Europe et CCP (C. Anton), nc, L’outrage aux mots (JP Dubost), notes création, ext. 7, ext. 8, entretien avec Matthieu Gosztola
Rédigé par Florence Trocmé le jeudi 19 avril 2012 à 09h33 dans Anthologie permanente | Lien permanent
notes précédentes, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 , 10
À ne pas oublier, jamais, du très loin tout près, l’une des « choses » à quoi le consentement est l’énigme la plus calcinante:
« … l’inspiration d’un plan quadrimillénaire disant que le paradis humain commence tout de suite après l’enfer réservé à son prochain… »
La formule est de Karl Kraus, dans le passage suivant de la Troisième nuit de Walpurgis (trad. de l’allemand par Pierre Deshusses, Agone).
...........
Écrire désormais avec des « avec » qui eurent lieu ici (maison, famille), mais restèrent séparés, ou presque, de la possibilité de phrases.
..........
Avec... ? Des souffles de cauchemar, parfois...
Mes prétendus poèmes – voire tous mes écrits – auraient-ils de toujours voulu demander ... (hurlant soudain..., affreux...) qu’on leur donne ce dont ils (s’) étaient privés...
– quoi ?
un contour, une enveloppe... ?
Comme si un mendiant excorié, dans l’air acide de la rue, réclamait qu’on lui accorde, enfin, là, une peau...
(on rencontre des insomnies au milieu de la rue)
comme si un passant, se laissant longuement arrêter, devait,
à ce quelqu’un sans contour,
secréter-donner,
de toute la substance de son attention,
ce qui deviendrait, enfin
– pour lui, sans mots ou presque, à vif–
l’enveloppe de son être...
Est-ce donc là ce qui aura rapporté le mode d’existence de mes tentatives de poèmes à, par exemple, cet homme gelé debout
au milieu de la rue ?
Il s’est fait, me dis-je en pérorant intérieurement pour me calmer,
une brève identification entre ce corps d’homme dissimulé-exposé
et le poème cherchant, pour exister, la matière de son bord n’importe où alentour.
..........
Le perpétuel « etc. »
25 déc. 2011, 9h45. Temps étrangement doux. À travers la baie vitrée : les cèdres tout au fond, vus à travers les branches dépouillées des autres arbres, sur le ciel lumineux nuancé. Le mur à droite… ou plutôt, visible comme elle ne l’est pas dans les autres saison, une complexité étirée en imbrications de plusieurs murs sans âges.
À décrire, soudain, minutieusement ?
Former des phrases pour ce qui a été fait « de main d’homme ».
Des détails se mettent à rayonner sourdement.
La partie la plus proche qui, à droite de la baie vitrée, monte jusqu’à la hauteur du toit, est en pierres non taillées, irrégulières... ; les joints ont été refaits il y a plusieurs dizaines d’années et sont rongés voire évidés par endroits (des moineaux viennent en fouir les cavités)... ; de cette partie en pierres (manifestement la plus ancienne, très épaisse, et ayant dû appartenir à un édifice de jadis) le sommet s’abaisse en une pente incurvée (convexe) jusqu’à la moitié de la plus grande hauteur du mur...
Etc. : je n’ai pas maintenant le temps, ou la place, de poursuivre... : « il faudrait » détailler les différents matériaux, leurs textures à nu, leurs couleurs ou nuances du gris au brun, les végétaux – vigne vierge desséchée, mousses aux nuances de soufre jaune-verdi, etc. :
etc : est-ce le temps qui, là, s’érafle et suinte ?
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prose-poésie ? terreuse, trop douce terreur, de la prose brisée – et par là réelle... prose qui en brisant réalise
maints « avec », nuit et jour : la rue, des gens, la maison, la radio ou la télé, l’internet ... Tout ce qui se redresse, souffle, donne, demande
..........
Dimanche 21 août 2011.
Au crépuscule d’une journée extrêmement chaude, je pars dans des rues voisines. Dans l’une d’elles, que j’arpente depuis plus de quarante ans, des constructions nouvelles sont apparues depuis peu, et d’autres continuent à pousser ou sont annoncées (panneaux). Tout se donne pour de l’exactement prévu, du pur « fait pour ».
Des murs anciens, longs et déroulés, qui m’étaient jadis, par leur continuité, une aide grise et grondeuse, ont été partiellement abattus. Il y a des entailles blanches dans des déroulements gris probablement séculaires, et des blessures couleur de calcaire fraîchement cassé dans ces ténacités aux rases mousses couleur de cuir...
Tout, à cette heure, dégorge de la chaleur dans l’air. Les choses ont une intensité qui ressemble à du désir. (On ne sent pas, on sait, bien sûr, que tout va bientôt s’effacer dans l’obscurité.)
Sortant d’un des petits immeubles tout récents (en pierres synthétiques), un vieil homme, courbé, corps quelque peu difforme, chemisette blanche, cheveux tout aussi blancs, et mal peignés, se dirige vers une voiture.
Il est accompagné d’un petit garçon – huit, neuf ans ? – un peu gras.
Le garçon parle au vieillard. Sa voix claire et fragile est raisonnable – à faire se fissurer l’instant.
« On est le 21. Maman revient dans deux jours. Tu pourrais l’appeler... »
Pas de réponse.
Son désir d’articuler clairement ce qu’il a dit ou les choses mêmes de la vie dans les heures ou jours qui viennent, n’aura pas trouvé de soutien.
La voix – blanche ? oui, à faire peur –
de l’enfant subsiste
en arrière de moi qui
m’en vais.
.............
Lire, vite, vite !
Quand un texte commence à exister « pour moi »..., il se met à me regarder autant que je le regarde.
Je ne peux ouvrir un texte sans être ouvert par lui.
Il faut que par lui, obscur et réel, je me sente décomposé en zones dissociées d’où, sans doute, rejailliront des faisceaux actifs, allant fouiller en lui.
[dernier ensemble de cette série demain, jeudi 19 avril 2012 – un PDF de l’ensemble de ces notes sera proposé.]
Rédigé par Florence Trocmé le mercredi 18 avril 2012 à 11h10 dans Feuilleton | Lien permanent
Dans sa préface, Florence Trocmé rappelle l’histoire de ce livre : initialement publié par Unes en 1995, il a été repris en feuilleton sur Poezibao en 2011, avec la perspective de publication par Publie.net en 2012. Chose faite. Cela redonne un accès large à un texte important de Ludovic Degroote. Je ne sais si l’on peut parler de texte fondateur, mais à coup sûr, ce n’est pas une « œuvre de jeunesse ». Il suffit de lire successivement La Digue et Le Début des pieds (récemment paru aux éditions de L’Atelier La Feugraie) pour s’en convaincre. La Digue affirme un poète parfaitement conscient de ses choix d’écriture et de ses hantises personnelles. On retrouvera donc sans surprise la forme fragmentée : de courts blocs de prose avec quelques passages (rares) au vers libre. Une écriture « par pans, par bouts » qui correspond à la quête d’une impossible cohérence globale d’être, en même temps que la réunion des fragments en un livre indique une constance dans le questionnement.
Ce livre tient, et retient, par la liaison qu’il fait entre expérience du corps marchant dans un paysage, et l’expérience intérieure, la quête de soi. Les mots sont extrêmement simples pour décrire et accompagner une méditation profonde sur vivre : on pourrait presque parler d’un ascèse par le vide, la « digue » comme exercice spirituel.
Le paysage est donc constant : une digue au nord, bordée d’un côté par la mer, de l’autre par les « cabines » et les « villas ». Un homme marche incessamment sur cette digue, comme pour s’user d’être lui-même. Ce paysage ouvert n’est propice à aucune rêverie de voyage, d’évasion : simplement un lieu vide pour une vie qui cherche son sens. « L’œil s’use, les choses n’absorbent pas : rien de nouveau devant qui ne soit foulé, labouré, sec – et toujours vierge. » (p.29) Car telle est la magie répétitive de ce paysage unique ; parvenu au bout de la digue, on la recommence dans l’autre sens : « on s’échappe de tout sans sortir de rien, on marche, on continue » (p.32).
C’est un livre de solitude, aussi bien dehors puisque que le marcheur ne rencontre personne, que dedans : « en soi, de hauts panneaux séparent des champs de solitude (…) peut-être que tout se rejoint, au bout »(p.18). Cette idée du « bout », de la limite, est aussi importante que celle du « pan », de la séparation d’une vie en « blocs », qui semblent n’avoir rien à voir entre eux. Et le mal-être, profond, vient de là : « l’intérieur n’a pas de bout », tout comme la digue, indéfiniment recommencée. On entre dans « l’incertitude de soi », dans un réseau de contradictions actives que la marche ne résout pas : « la lutte pour devenir immobile, la peur de l’être » (p.22) ou bien « On a besoin de soi pour s’aider à se supporter, et dans le même temps on se trouve encombrant » (p.15).
Ce sentiment de désorientation interne est fortement marqué : « On passe à côté, on n’atteint pas, c’est comme ça qu’on touche les choses, les yeux à l’intérieur ne voient plus, embrasser le vide n’a plus de sens, il fait noir dedans, c’est une autre lumière, et qui n’éclaire pas, on se perd ; on n’est jamais habitué. » (p.39) Cette nausée de soi ne semble pas avoir de fin visible : « le plus lourd à porter avec tout ce qu’il y a derrière, c’est tout ce qui se profile devant »(p42). Mais par moments, il peut y avoir un apaisement temporaire, fragile : « A côté partout, on est plus près de soi par moments, c’est calme, il n’y a pas de bruit ; on n’entend rien, les yeux sont fermés, la bouche aussi, on est bien. » (p.38) On remarquera la proximité de cet état avec celui de la mort : rupture de la relation à soi et au monde. Mais c’est à ce moment là que l’on est au « plus près de soi », dans une sorte d’unification négative de l’être, par le vide. C’est peut-être cela que nous apprend la marche sur la « digue » : user les tensions internes jusqu’à parvenir à une sorte d’apaisement, que l’on sait illusoire, mais toujours bon à prendre. Ainsi, contre toute attente peut-être, ce livre ne me paraît pas du tout suicidaire ; je le rangerai plutôt parmi les manuels de savoir-vivre. Il montre aussi, et avec force, combien la poésie se nourrit de la complexité de la vie intérieure, de cet « espace du dedans » agité de forces aussi vives que peu maîtrisables.
[Antoine Emaz]
Ludovic Degroote, La digue, Publie.net (site)
Rédigé par Florence Trocmé le mercredi 18 avril 2012 à 10h56 dans Notes de lecture | Lien permanent
1930-2012 : entre Paris, Zurich, Genève et Grignan,
ce qu'il advient de l'œuvre d'Ossip Mandelstam.
Poète, traducteur du russe, essayiste et biographe, Ralph Dutli vit à Heidelberg en Allemagne. Ses études se sont déroulées à Zurich et à Paris. Il fut pendant vingt ans le responsable de la traduction en dix volumes de l'œuvre complète d'Ossip Mandelstam, telle qu'elle est publiée par les éditions Amman de Zurich. Aujourd'hui traduite par Marion Graf dans le cadre d'une coédition Le bruit du temps, / La Dogana, sa biographie Mandelstam, mon temps, mon fauve fut tout d'abord publiée en 2003 en Suisse allemande, avant d'être traduite à Moscou, trois années plus tard.
Cette biographie d'Ossip Mandelstam ne s'achève pas pendant les derniers instants de la vie du poète, le 27 décembre 1938. Les deux derniers chapitres de son ouvrage évoquent la trajectoire et la réception de son œuvre : ces deux chapitres s'intitulent Nadejda se rend invisible/ La seconde vie 1938-1980 et Fin de la clandestinité / Vie posthume de 1956 à nos jours. Une ultime section de ce livre, Éloges de poètes regroupe des citations d'écrivains passionnément requis par l'œuvre de Mandelstam : Marina Tsvetaïeva, Anna Akhmatova, Varlam Chalamov, Ilya Ehrenbourg, Vladimir Nabokov, Paul Celan, Pier Paolo Pasolini, Joseph Brodsky, Seamus Heaney, Philippe Jaccottet et René Char ...
Dans un entretien livré le 6 avril 2012 au Monde des Livres ainsi que dans sa biographie, Ralph Dutli explique avoir découvert l'œuvre de Mandelstam grâce aux traductions et aux poèmes de Celan. "Dans l'espace germanophone, c'est Paul Celan, avec son choix de poèmes de 1959, qui assuma le rôle de pionnier et qui donna à Mandelstam, comme il l'écrit dans une notice figurant à la fin de son anthologie, la "chance de simplement être là"... Dutli signale également que l'essai radiophonique de Celan, La poésie d'Ossip Mandelstam, composé en 1960, "était sans aucun doute un êtat préliminaire de son grand discours sur la poésie intitulé Le Méridien". Paul Celan dédia en 1963 son recueil La rose de personne "à la mémoire d'Ossip Mandelstam". L'un des grands poèmes de ce recueil, "Tout est autre" rappelle fortement que "le nom d'Ossip vient à toi" ; on peut également mentionner qu'un enregistrement de Celan lisant des poèmes de Mandelstam peut être écouté sur ce lien.
Un colloque organisé à Montgeron, près de Paris, au début des années quatre-vingt par Efim Etkind, permit la rencontre de Ralph Dutli avec Philippe Jaccottet et Florian Rodari. Dans une précédente chronique de Poezibao, je mentionnais que Jaccottet avait découvert en 1975 dans une quinzaine de pages de la revue Argile la poésie de Mandelstam, traduite par Jean-Claude Schneider. Ce "baptême brutal" l'avait incité à apprendre le russe. Dans l'ultime lettre qu'il adressa à son aîné Gustave Roud, le 27 septembre 1976, Philippe Jaccottet donne récit de son apprentissage : "chaque matin, je déchiffre un poème russe, à grands coups de dictionnaire, et cette poésie chaleureuse (de Blok, d'Akhmatova, de Mandelstam, de Tsvetaïeva) me console du dessèchement progressif de la récente poésie française et m'aide à retravailler moi-même".
Philippe Jaccottet et Florian Rodari furent heureux de nouer amitié avec Ralph Dutli qui livra et commenta pendant ce colloque de Montgeron quelques-unes de ses traductions. Deux traducteurs du russe au français, Louis Martinez et Jean-Claude Schneider avaient été associés au cahier Mandelstam de la Revue de Belles-Lettres publié à Genève en 1981 ; John E. Jackson avait donné à la RBL sa traduction du poème Tout est autre de Paul Celan, Antoine Jaccottet avait traduit une étude d'un professeur américain, Clarence Brown qui était à cette époque l'un des rares spécialistes de Mandelstam. Louis Martinez avait eu le privilège de rencontrer à deux reprises Nadejda Mandelstam, la veuve d'Ossip, à Moscou, en 1970 ainsi qu'en 1979. "Elle habitait un petit appartement, un T2 proche de l'avenue Lénine. Ses yeux étaient incroyablement vivants, son visage était ridé, sa maigreur effrayante. Elle fumait sans cesse et nous fit servir un thé très fort, m'a raconté récemment Louis Martinez dont je résume le récit et qui lui fit cadeau lors de sa visite d'un livre qu'elle connaissait parfaitement, une édition de La Religieuse portugaise. Un vasistas ouvert donnait à son appartement une température glaciale ; elle restait couchée dans son lit mais gardait toute sa mémoire et toute son énergie. Elle continuait de recevoir des visiteurs, russes ou bien étrangers. Elle me posa des questions à propos de ce qui s'était passé en France en mai 1968, elle était restée curieuse pour tout ce qui pouvait secouer le monde occidental. Elle avait pu mesurer le retentissement de ses "Mémoires". Une grande force et une profonde sérénité l'habitaient, elle n'attendait plus rien de son temps. Il n'y avait pas chez elle de consentement, ni de vision victimiste. Elle parlait avec humour de son passé de fuite et de terreur, elle avait accusé son siècle. Elle disait qu'à présent elle voulait aller auprès du Père et qu'elle était fatiguée". Lorsque Louis Martinez conversa avec Nadejda, quelques mois la séparaient de sa mort : cette seconde rencontre s'effectua en décembre 1979. Le projet Mandelstam de la Revue de Belles-Lettres était en chantier, Louis Martinez promit à Nadejda de publier une traduction du Soldat inconnu dont elle attendait beaucoup : cette traduction figure à présent en page 125 du recueil Simple promesse publié par La Dogana.
Les livres parus en appellent d'autres. Ces amitiés et ces pactes d'alliance scellés pendant la fin du siècle dernier rencontrent aujourd'hui l'un de leurs plus magnifiques aboutissements à la faveur de l'édition en français de la biographie de Ralph Dutli. C'est en effet à Antoine Jaccottet, le fils aîné de Philippe Jaccottet, et à Florian Rodari qu'on doit cette parution d'une biographie où sont étroitement associés Le Bruit du temps et La Dogana. Ces deux maisons ont à leur actif plusieurs traductions et publications d'Ossip Mandelstam : La Dogana a publié en 1989 et en 2012 Entretien sur Dante suivi de La Pelisse, une traduction de Jean-Claude Schneider. Pour sa part Antoine Jaccottet a publié pendant les premiers moments de sa maison d'édition, en février 2009, Le timbre égyptien avant d'éditer en ce début de 2012 le livre dont le titre est aussi le nom de sa maison d'édition, Le bruit du temps.
Ces deux parutions sont livrées dans des petits formats 117 x 170 maquettés et mis en page avec beaucoup de justesse et d'élégance. Leurs publications sous la même enseigne permettent de conjoindre deux temporalités relativement éloignées l'une de l'autre. L'avertissement composé par Antoine Jaccottet pour Le Timbre égyptien pointe en effet quelque chose d'infiniment encourageant et de très troublant à propos de sa traduction : "... un petit miracle littéraire. D'abord parce qu'il est émouvant de penser qu'elle paraît en France en 1930, dans la plus belle revue littéraire de l'époque, Commerce publiée par les soins de Paul Valéry, Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud, deux ans seulement après l'édition en langue originale en URSS - alors qu'il faudra attendre plus de quarante ans, et la parution du livre de mémoires de Nadejda Mandelstam, Contre tout espoir, pour que la voix de Mandelstam soit de nouveau entendue en Occident.
Ensuite du fait de la personnalité des traducteurs : par un cheminement que les historiens de la littérature n'ont pas encore dévoilé, c'est à un jeune écrivain d'à peine trente ans, Georges Limbour, qu'est confié le soin de mettre en français la transcription mot à mot, sans doute très fidèle, du texte de Mandelstam qui lui est fournie par D.S Mirsky. Proche des surréalistes, mais aussi d'écrivains plus secrets comme Dhôtel ou Arland, Georges Limbour (1900-1970) vient de recueillir ses premiers contes dans L'illustre cheval blanc qui paraît la même année chez Gallimard. "Comment pourrait-il rejoindre les fragments de son esprit dispersé, autant que le soleil déchiré sur les murs et les dalles, dans les ruelles de Venise ... Il s'en va sans péril, parmi une population de piétons, sur la voie tortueuse et sans trottoirs, n'évoquant aux carrefours que les accidents de ses rêves". Il suffit de lire ces premières phrases du "Cheval de Venise" pour comprendre, par-delà ce qui les sépare, que Limbour était sans doute alors l'écrivain français le plus apte à traduire les divagations de Pamok, le personnage de la nouvelle de Mandelstam, dans la Venise du Nord.
Quant à son collaborateur, le prince Dimitri Petrovitch Svyatopol Mirsky (1890-1939) lui non plus n'est pas un traducteur de hasard. On peut imaginer que c'est lui qui signale le texte de Mandelstam à la revue, auprès de laquelle il officie comme conseiller épisodique pour le domaine russe. Fils d'un ministre de l'Intérieur de Nicolas II, Mirsky avait fait quelques incursions dans le domaine de la poésie avant de se consacrer à la critique. Il appartient à la génération des écrivains russes des années de la Révolution, Akhmatova, Tsvetaïeva, Pasternak, Mandelstam, qu'il a tous connus personnellement. Émigré à Londres au début des années vingt, il enseigne la littérature russe à l'université, et publie en anglais une "Histoire de la littérature russe, des origines à 1900", qui est toujours une référence dans les pays anglo-saxons. Il fréquente le groupe de Bloomsbury, T.S Eliot, Virginia Woolf. Il reste lié à Marina Tsvetaïeva qu'il aide financièrement pendant les premiers mois de son exil en France, où lui-même séjourne fréquemment. Autre lien avec la France : le musicologue Pierre Souvtchinsky, qui participe activement comme lui au Mouvement eurasien, et avec l'aide duquel il dirige, de 1926 à 1928, une revue littéraire en langue russe, Verty, dont Souvtchinsky assure le secrétariat et la publication à Paris.
Par leurs destins aussi, longtemps à l'opposé l'un de l'autre, Mirsky et le poète qu'il traduit finiront par se rejoindre. Mirsky était né parmi les privilégiés du régime tsariste, il choisit l'exil, et décide finalement d'adhérer au communisme pour revenir en URSS ; Mandelstam, pour sa part, né dans une famille juive et resté en URSS, se sera toujours courageusement opposé, dès 1917 et au péril de sa vie, à toutes les manifestations de la terreur. Et cependant Mirsky mourra lui aussi dans un camp stalinien, en juin 1939, six mois après l'auteur du Timbre égyptien."
Ce jeudi 19 avril 2012, grâce à l'initiative d'Annie Terrier et de l'association Les écritures croisées, la Méjanes / Cité du Livre d'Aix-en-Provence accueille à 18 h 30, dans l'amphithéâtre de la Verrière, Michel Aucouturier, Florian Rodari et Louis Martinez. Ces trois personnes évoqueront ensemble la biographie de Ralph Dutli, Mandelstam, mon temps, mon fauve. Ils liront quelques poèmes en russe, et en français.
Alain Paire
Pour clore provisoirement cette liste de publications et d'éditions, on mentionnera que les éditions Le Bruit du temps ont fait paraître en octobre 2009 un recueil de Ralph Dutli traduit et composé par ses soins, Novalis au vignoble et autres poèmes. J'indique aussi que dans le préambule du site de sa maison d'édition, Antoine Jaccottet retranscrit cette citation de Mandelstam : "je désire non pas parler de moi, mais épier le siècle, la germination et le bruit du temps. Ma mémoire est hostile à tout ce qui est personnel". Le temps me manque pour citer quelques éléments de la très belle préface que donne Jean-Claude Schneider pour sa traduction du Bruit du temps.
À propos de Philippe Jaccottet, on rappellera que les années 1975-1976 correspondent à l'achèvement d'A la lumière d'hiver dont les derniers poèmes présentent des inflexions mandelstamiennes. Pour Jaccottet et le monde russe, cf son livre chez Fata Morgana, A partir du mot Russie et puis cette note de septembre 1993, à propos de Varlam Chalamov : "Chalamov... revenu du cercle d'enfer... n'a qu'une idée : récrire des poèmes. Cela devrait balayer nos scrupules. L'homme rescapé du pire a besoin de la parole la plus claire. Ne pas oublier cela".
Rédigé par Florence Trocmé le mercredi 18 avril 2012 à 10h44 dans Cartes Blanches | Lien permanent
Le miel doré coulait de la bouteille si lourdement,
Si lentement que l'hôtesse put dire :
Ici, dans la triste Tauride où le sort nous a jetés,
Nous ne savons ce qu'est l'ennui - en regardant par-dessus son épaule.
Partout l'office de Bacchus, comme s'il n'y avait au monde
Que des gardes et des chiens - on va sans voir personne -
Les jours tranquilles roulent comme de lourds tonneaux.
Des voix au loin, dans une cabane - on ne comprend ni ne répond.
Après le thé, nous sommes sortis dans l'immense jardin brun,
Les sombres stores baissés aux fenêtres comme des cils.
Passées les colonnes blanches, nous sommes allés voir la vigne
Où les montagnes endormies se couvrent de verre aérien.
J'ai dit : la vigne est pareille à une bataille d'autrefois
Où des cavaliers crépus s'affrontent en ordre bouclé.
Depuis la Tauride caillouteuse l'art de l'Hellade - et voici
Des hectares dorés les nobles rangées sous la rouille.
Oh ! dans la chambre blanche, le silence comme un rouet.
Cela sent le vinaigre, la peinture, le vin frais de la cave.
Te souviens-tu, dans la demeure grecque : l'épouse aimée de tous
- Non pas Hélène, l'autre - tout ce temps qu'elle a brodé ?
Toison d'or, où donc es-tu, Toison d'or ?
Pendant tout le trajet les lourdes vagues ont grondé
Et, quitté le vaisseau lassant sa toile sur les mers,
Ulysse est revenu, plein d'espace et de temps.
Ossip Mandelstam, traduction de Philippe Jaccottet, p 36 de Simple promesse (La Dogana, deux éditions, 1994 et 2012)
*
Le 1 janvier 1924
Le temps - celui qui sur sa tempe meurtrie l'embrassa,
Avec une tendresse filiale ensuite
Il se souviendra que le temps, pour dormir, s'est couché
Sous la fenêtre dans l'amoncellement du blé.
Le siècle - celui qui en a soulevé les paupières malades
(Deux pommes somnolentes, lourdes)
Entend la rumeur, l'incessante, depuis que grondèrent
Les fleuves des temps mensongers, sourds,
Il a deux pommes somnolentes, le souverain-siècle,
Et une belle bouche d'argile,
Mais sur la main languide de fils vieillissant
Il se penche, agonise.
Je sais : le souffle de vie s'use chaque jour,
Encore un - et ils interrompent
Le chant simple qui parle des offenses d'argile,
Et les bouches, ils y coulent de l'étain.
Ô la vie argileuse ! Ô l'agonie du siècle !
Celui-là seul, je le crains, te comprend,
En qui habite le sourire impuissant de l'homme
Qui s'est perdu à lui-même.
Quelle douleur - chercher la parole perdue,
Relever ces paupières douloureuses
Et, la chaux dans le sang, rassembler pour les tribus
Étrangères l'herbe des nuits.
Siècle. La couche de chaux dans le sang du fils malade
Durcit. Moscou sommeille, une huche de bois.
Et aucun lieu où fuir le souverain siècle ...
La neige a une odeur de pomme, comme jadis.
J'ai envie de fuir loin de mon seuil.
Mais où ? La rue est sombre
Et, comme du sel répandu sur les pavés,
Ma conscience, étalée devant moi, blanchit.
Par les ruelles, entre les taudis, sous le rebord des toits,
J'avance, sans aller loin, tant bien que mal,
Caché, banal voyageur, dans ma fourrure de courant d'air,
Longtemps je m'efforce d'agrafer la couverture.
Défile une rue, une autre encore,
Craque comme une pomme le bruit gelé des traîneaux,
Et le nœud, trop serré, résiste,
Sans cesse échappe de mes mains.
Avec tout un chargement de quincaillerie, de ferraille,
La nuit d'hiver gronde dans les rues de Moscou.
Cogne à coups de poissons gelés, jaillit avec la vapeur
Des maisons de thé roses - on dirait l'écaille d'un gardon.
Moscou - une fois de plus Moscou : "Je te salue".
Je lui dis : "Pardonne, il n'y a plus de mal.
Comme autrefois, je les accepte pour frères.
Cette morsure du gel, ce verdict du brochet."
Flamme sur la neige, la framboise de l'apothicairerie,
Quelque part crépite l'underwood ;
Le dos du cocher, presque une archine de neige :
Quoi de plus ? On ne te touchera pas, te tuera pas.
La beauté de l'hiver, dans les étoiles un ciel de chèvre
S'est répandu, son lait brûle.
Et contre les patins gelés la couverture frotte
Sa crinière de cheval et siffle.
Mais les venelles boucanées au pétrole
Ont avalé neige, framboise, glace,
Pour eux tout pèle, rappelle la sonatine des Soviets,
Les fait se souvenir de l'année vingt.
Est-il possible qu'à l'ignoble médisance je livre
- Il a encore son odeur de pomme, le gel -
Cet étrange serment que je fis au quatrième était,
Lourdes promesses jurées jusqu'aux larmes ?
Qui d'autre vas-tu tuer ? Qui d'autre rendre illustre ?
Des mensonges, lequel inventeras-tu ?
Ce cartilage de l'underwood : plus vite arrache la touche -
Et tu trouveras la mince arête du brochet ;
La couche de chaux dans le sang du fils malade
Se dissipe, et de bonheur le rire gicle ...
Mais les machines à écrire - leur sonatine simple
Est l'ombre seulement de ces puissantes sonates.
1924
Ossip Mandelstam, traduction de Jean-Claude Schneider. , pages 62-65 de Simple promesse (éditions La Dogana).
*
A mes lèvres je porte ces verdures,
Ce gluant jurement de feuilles,
Cette terre parjure, mère
Des perce-neige, des érables, des chênes.
Vois comme je deviens aveugle et fort
De me soumettre aux modestes racines,
Et n'est-ce pas trop de splendeur
Aux yeux que ce parc fulminant ?
Les crapauds, telles des billes de mercure,
Forment un globe de leurs voix nouées,
Les rameaux se changent en branches
Et la buée en chimère de lait.
30 avril 1937, Voronèje.
Ossip Mandelstam, traduction de Philippe Jaccottet, page 141 de Simple promesse (éditions La Dogana)
*
Je ne suis pas encore mort, encore seul,
Tant qu'avec ma compagne mendiante
Je profite de la majesté des plaines,
De la brume, des tempêtes de neige, de la faim.
Dans la beauté, dans le faste de la misère,
Je vis seul, tranquille et consolé,
Ces jours et ces nuits sont bénis
Et le travail mélodieux est sans péché.
Malheureux celui qu'un aboiement effraie
Comme son ombre et que le vent fauche,
Et misérable celui qui, à demi mort,
Demande à son ombre l'aumône.
Janvier 1937, Voronèje.
Ossip Mandelstam, traduction de Philippe Jaccottet. Page 121 de Simple promesse (éditionsLa Dogana).
[choix d'Alain Paire).]
voir aussi ces autres poèmes publiés hier dans l’anthologie permanente de Poezibao et cet article d’Alain Paire sur "Philippe Jaccottet, lecteur et traducteur d’Ossip Mandelstam".
Mandelstam dans Poezibao :
biobibliographie, extrait 1, extrait 2, extrait 3, extrait 4, extrait 5
Rédigé par Florence Trocmé le mercredi 18 avril 2012 à 10h30 dans Anthologie permanente | Lien permanent