« La route est cette écriture qui s’efface au fur et à mesure »
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Depuis quelques années déjà, la route fait partie de la vie ordinaire du poète et traducteur Dominique Grandmont. Plusieurs livres, e. a. « Mots comme la route », « Transversale nord » en ont transcrit les enjeux. Il est devenu accompagnateur bénévole sur un 20 tonnes gris et rouge et puis en route…
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Qu’on songe seulement, comme le dit si bien Jean-Luc Bayard, à l’entame de ce livre d’entretiens, écrire c’est partir. Grandmont est, depuis « Ici-bas », avec quelques-uns – des aînés comme Fargue, Hardellet, des contemporains, Réda ou l’Italienne méconnue Giovanna Sicari – un poète de l’errance. Dans la longue tradition néo-réaliste des errances (de « Ladri » à « Profession reporter », en passant par « Au fil du temps »), Dominique G. est peut-être bien le seul tout de même à consigner dans le même mouvement visages, immeubles, gares de triages, entrepôts glauques, Grands Moulins de Gennevilliers, tarmac d’usines déjetées… Et le regard doit aller à ces traces pour se hisser à ces lieux de nulle part, d’où toute poésie grandmontienne part et se livre.
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Qu’on se rappelle les titres tissés de route, d’ouverture au grand air, de foule, ces grands espaces de l’écriture, une fois le camion logé entre vitre et soi, c’est-à-dire au plus près des pneus, du monde, de ce que les yeux doivent chausser comme réalités neuves, forcément neuves, chaque jour ordinaire.
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En matière d’ordinaire, le chroniqueur de « Foule ouverte asphalte » creuse cette belle matière des mots. Comme route ? Et pourquoi s’entretenir ? Les réponses sont multiples et, comme toujours chez DG, bien plus complexes que leur seul énoncé. Le monde ne va pas bien et l’écrire est une haute responsabilité. Il y a toujours chez Grandmont cette distance pavésienne et morale de retour-détour sur et par soi, au-delà du monde qu’il s’agit de transcrire au plus vif des routes et des mots. Comment dire ainsi l’ennui, « le compagnon de déroute », « le cœur gelé », l’intimité d’un camion qui a parcouru – et parfois en rond, puisqu’il faut en Ile-de-France aller là, revenir ici à Saint-Denis – des dizaines de milliers de kilomètres ?
Comment dire ? Quand « le poème (est) une contrebande ».
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L’hyperréalisme des notations distillées au cœur des lettres qui tressent cet entretien, de ce que l’œil de DG voit, aiguise du réel, donne poids et densité à ce livre mobile « comme route ». Les vitres ne cachent pas tout et le poème est là, urgence de dire. Les accidents, les cimetières de tôles, la servitude du travail, ces « Africains aux cils blancs de farine ».
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« Si la route est un art », on ne sait rien d’elle. L’ennui, dit-il encore, est le cœur du travail. Le poème s’écrit, dans le grand chœur de l’entretien, et sous le poème fusent les réalités : cartons, palettes, entreprises camouflées « derrière des thuyas », fruits fouillés dans des cageots retournés par des mains affamées.
La route, certes, engage le poème, l’infléchit vers la conscience aiguë du réel investi, réinvesti, le temps d’une route, d’une écriture, d’un passage par soi pour énoncer le monde.
Pourtant, « la route est cette écriture qui s’efface au fur et à mesure… »
Le paradoxe, au cœur du réel grandmontien.
[Philippe Leuckx]
Dominique Grandmont, Foule ouverte asphalte, La Passe du vent, mars 2012, 144 p, 13€, site de l’éditeur