Jean-Paul Louis-Lambert, un des meilleurs connaisseurs de l'oeuvre de Pierre Jean Jouve, après une brève discussion autour d'un article dans mon site personnel, Le Flotoir, m'a adressé cet article sur les rapports du musicien Scelsi et de Blanche Reverchon, psychanalyste et épouse de Pierre Jean Jouve
Giacinto
Scelsi, Pierre Jean Jouve et Blanche Reverchon
par Jean-Paul Louis-Lambert
Giacinto Scelsi, le patient
italien
Le très grand compositeur italien, Giacinto Scelsi (Comte Giacinto F.
Scelsi di Ayala Valva, 1905-1988) est à la fois bien connu des amateurs, et pas
assez du grand public mélomane. C’est pourtant l’une des sources de
compositeurs français actuels parmi les plus passionnants, les compositeurs de
l’école dite « spectrale » - Gérard Grisey (†), Tristan Murail,
Michael Levinas, Hugues Dufourt. Avec quelques autres grands compositeurs
« modernes-classiques » (Messiaen, Ligeti — qui aurait avoué à
Scelsi que celui-ci l'a influencé —, Xenakis, Morton Feldman, avant eux Scriabine), Giacinto Scelsi avait
une ambition extrême : la recherche du son
ultime. Derrière des recherches apparemment très formelles, il peut y avoir
des motivations métaphysiques, comme pour les grands inventeurs de la peinture
abstraite1 Mondrian, Malevitch, Kandinsky, Kupka, qui voulaient représenter
l’unique sujet intéressant : Dieu, ou (comme Hölderlin) le divin.
Son œuvre la plus célèbre s’intitule Quatre pièces sur une seule note2 ; elle est d'une très grande
richesse sonore malgré la contrainte annoncée dans le titre. Un point commun
avec Pierre Jean Jouve (enfant) : lui aussi a soigné ses dépressions en
improvisant longuement sur un piano (était-ce celui de sa mère ?), et il a
été formé à Vienne et Genève, deux villes qui ont compté pour Jouve et Blanche
Reverchon.3 Si les œuvres de Scelsi les
plus célèbres datent des années cinquante et soixante, sa carrière avait
commencé en Italie et en France dès 1930. Il avait été marqué par le futurisme,
Schönberg et Scriabine. Des années 30 aux années 504, son histoire officielle dit qu'il fit des études académiques à Rome. Il
y fréquenta le compositeur Gofredo Petrassi, puis auprès de deux maîtres, Walter Klein, un
élève de Schönberg, à Vienne en 1935-1936 (il serait le premier italien à avoir
écrit de la musique dodécaphonique dès 1936), puis, surtout, Egon Kehler, un
disciple de Scriabine, à Genève5. Scelsi vient à Paris où il fréquente des
personnalités comme Pierre Jean Jouve, Paul Éluard, Salvador Dali et Henri
Michaux (un ami intime). En 1936 ou 1937, il compose « Perdu », une
mélodie sur un poème du philosophe et poète Jean Wahl, un ami de Jouve. A
partir de 1949, Scelsi publie, grâce à Jouve, des recueils de poèmes chez GLM (Le
poids net, L'archipel nocturne et La conscience aiguë).
Scelsi avait des problèmes de santé et il connaissait des troubles psychiques
qui l’ont conduit dans des hôpitaux psychiatriques. Il a eu une grave crise
(quatre années de silence) entre 1940 et 19446. C'est une période où il est soigné en Suisse par Blanche Reverchon.
En 1940, les Jouve
participent à l'Exode avant de se réfugier en Suisse où on les attend.
Le 12 juin 1940, à cinq heures du matin, accompagnés de Pierre
Emmanuel et sa femme, dans des voitures conduites par Isabel Nelson et son
futur mari Desmond Ryan (des patients anglais), Pierre et Blanche ont participé à l'Exode des
Parisiens vers le sud de la France. Après un bref passage dans le Massif
Central, ils ont d'abord fait une halte de deux ou trois mois à Dieulefit, puis
Pierre et Blanche sont partis à Cannes. Leur but : se réfugier en Suisse, or ce
n'était pas facile, comme cela est dit dans une lettre de Balthus datée d'avril
19417 : « Mais la grande difficulté, c'est l'obtention du visa. Il faut
absolument trouver quelqu'un ayant l'autorité nécessaire pour intervenir en
votre faveur, sans quoi cela peut traîner pendant des mois. Quel dommage que
Blanche n'ait plus de famille en Suisse, car en principe, les « raisons de
famille » sont le seul motif que la police fédérale veuille bien prendre
en considération. Vous devriez peut-être écrire à Ramuz. Quand est-ce que
Blanche à [sic] fait la demande ? »
Il est admis que ce sont les interventions d'un ami, de Ramuz et de
l'éditeur Mermod qui ont permis aux Jouve d'obtenir leurs visas. Une autre
lettre de Balthus, de juin 1941, met un autre personnage en scène :
« A mon
départ de Berne, Monsieur Hoo (...) s'occupait activement et avec dévouement,
ainsi que Ramuz et Mermod, de votre affaire qui semblait être en bonne voie.
Nous avons chercher [sic] un appartement, mais pour l'instant il n'y avait rien
de vivable, Berne étant overrun par le Corps diplomatique. Je m'étais aussi
arrêter [sic] à Lausanne où j'ai vu Barbet ainsi que Saelsi [sic]
dont j'ai pu calmer l'inquiétude de ne pas voir arriver Blanche. »8
Malgré l'orthographe fantaisiste de Balthus on a reconnu la présence
d'un patient angoissé car sa psychanalyste n'arrivait pas à venir en Suisse
pour le soigner : Giacinto Scelsi. Les Jouve sont arrivés à Genève en juillet
19419. Ce document nous montre que
Scelsi s'était fait analyser par Blanche dès les années 30 et qu'elle a
continué pendant la guerre – peut-être cet italien est-il resté en Suisse
pendant la guerre justement pour pouvoir être soigné par Blanche. En 1940
Scelsi épouse une anglaise Dorothy Kate Ramsden, dont il divorce quelques
années plus tard. Il fait plusieurs séjours en hôpitaux psychiatrique. Il sort
de cette crise en 1952 et il commence à écrire les grandes œuvres qui ont fait
son actuelle réputation.
Il y a quelques témoignages de Scelsi sur
les Jouve …
… comme
ces lignes publiées dans Les Anges sont ailleurs10 : « J'ai aimé tout dans Paris : les clochards et monsieur de
Rotschild. J'ai rencontré beaucoup de poètes et d'écrivains. Pierre-Jean [sic]
Jouve, par exemple [...]. La tête de Jouve était d'une pensée aiguë. Je n'ai
jamais rencontré quelqu'un avec une intelligence aussi aiguë. La façon dont il
parlait, ses traductions de Shakespeare ! Mais à part ça, insupportable.
Réellement insupportable ! Il n'y avait que sa
femme qui le supportait. Sa femme, et tous les patients de sa
femme. »
On retrouve une description du cercle des patients-amis de Blanche :
« Elle avait un groupe autour d'elle, car elle était psychanalyste. Ses
patients étaient comme un petit groupe d'esclaves. Elle les faisait marcher,
faire les commissions, nettoyer. Tout faire. Et puis elle les soignait aussi.
J'en connaissais plusieurs. Ce serait très amusant de vous raconter tout cela.
Mais un peu long. Quelques uns se sont suicidés, malgré le traitement. D'autres
se sont réfugiés chez moi, à cause du traitement. Mais moi aussi, j'étais un
peu traité. Trois fois chez … Blanche Jouve. La dernière élève de Freud, ou
peut-être l'avant-dernière. Il y avait des êtres très passionnants, tout de
même, parmi ces analysés. Il y avait une femme qui était la fille naturelle du
Kronprinz allemand. […] ça, c'était
l'une des analysées de Blanche Jouve.
L’artiste Giacinto Scelsi voit Pierre Jean Jouve du point de vue de son œuvre
propre – c’est la difficulté d’interprétation de ces témoignages où un grand
créateur parle d’un autre grand créateur, ce ne peut pas être simple :
« Mais Jouve avait des bons côtés. L'un de ses bons côtés fut de faire
publier mes poèmes. » Ce témoignage date de 1987, quarante ou
cinquante ans après les faits. N'oublions pas que Scelsi était un membre à part
entière du groupe de patients-amis des Jouve. Cet aristocrate issu d'un milieu
très riche, était, tout autant que Jouve, un génie perturbé : dans ses
souvenirs, Scelsi raconte que dans un hôtel de luxe où il disposait d'un lit
gigantesque, il préférait dormir dans une armoire, ce qui terrifiait les femmes
de chambre. Il a décrit des voyages aux Indes, voyages sans doute imaginaires.
Lui aussi, il avait besoin qu'on prenne
soin de lui, et il ne devait guère aimer les autres patients de sa
psychanalyste, dont Jouve lui-même. « L'amour de transfert » théorisé
par Freud, rend jaloux. Ce témoignage montre qu'un des artistes majeurs du XXe
siècle a été très marqué par Blanche Reverchon, dès les années trente.
[Jean-Paul Louis-Lambert], pages extraites de Pierre Jean Jouve et les Stigmatisé(e)s
1. Voir la grande enquête d'Alain Besançon sur la naissance de l'art
abstrait : L’Image interdite. Une
histoire intellectuelle de l’iconoclasme, Fayard, 1994.
2. Deux interprétations hautement
recommandables : par Hans Zender et l’orchestre symphonique de la radio de
Sarrebruck (CD CPO, 1997) ; par Jürg Wyttenbach et l’orchestre de la radio
de Cracovie (CD Accord, 1989).
3. Blanche Reverchon (1879-1974), médecin, neurologue et psychanalyste.
Rencontre Jouve en 1921 et l’épouse en 1925. Traduit Les Trois essais sur la théorie de la sexualité de Freud
(Gallimard, 1923). Entre à la Société Psychanalytique de Paris (S.P.P.) en
1928. Participe en 1953 à la création de la Société française de Psychanalyse
(S.F.P., résultat s’une scission) aux côté de Jacques Lacan et Françoise Dolto,
des amis. A psychanalysé, ou « aidé » : son mari (Pierre Jean
Jouve), Balthus, Davis Gascoyne, Giacinto Scelsi, Henry Bauchau.
4. Nous dit Thoma Sick dans le livret du CD CPO, op. cit..
5. Selon Harry Halbreich dans le livret Aion (par
Jürg Wyttenbach , CD Accord, 1988), Adriano Cremose dans le livret des quatuors à cordes (Quatuor Arditti, CD
Salabert, 1990) et Wolfgang Thein dans le livret Musique de chambre pour flute et piano (CD CPO, 1998).
6. Selon Harry Halbreich (livret du CD Salabert, Les cinq quatuors à cordes)
7. « Documents inédits sur Jouve et Balthus », publiés par Robert
Kopp, in Balthus sous la direction de
Jean Clair (Flammarion, 2001).
8. Lettre citée par Robert Kopp in Balthus
op. cit. C’est moi qui souligne.
9. Mais Jouve aura beaucoup de difficultés pendant la guerre pour pouvoir
rester en Suisse.
10. Giacinto Scelsi, Les Anges sont ailleurs, textes recueillis et
commentés par Sharon Kanach (Actes Sud, 2006) p. 68.