Ce n’est pas seulement de la misère corporelle qu’O
émergeait, ruisselant de froid humide et
de tristesse, quand il est arrivé ici. C’était aussi de l’imminence d’un total
effacement.
Quelques semaines après son arrivée chez nous, il m’a – non : il nous a (nous
le suivions, l’ami japonais, Masatsugu, et moi) – montré, le long de la Loire
les lieux et itinéraires de sa survie; animé, il nous montrait des endroits où
nous ne discernions rien...
j’ai déjà écrit ça, plus ou moins... je
repasse par là mentalement... je piétine... complaisance ? effets ?
Sur les empiètements gris, en béton, au pied des piles du pont... il nous
montrait, en chercheur des traces de ceux qui, maintenant, comme lui naguère,
se blottissaient là – il nous
expliquait les creux dans les herbes sèches ou les divers débris... : de
vagues nids, des restes de couchage de la nuit précédente ou les cendres d’un
feu, la couverture arrachée d’un livre...
..........
Et pourtant... il m’a dit quelquefois,
abruptement, que certains jours (certains soirs où des jeunes venaient faire la
fête, ou des « gitans », et qu’éventuellement on l’invitait à se
joindre au groupe), « c’était beau », la Loire, les îles (saules dans
une nuit d’été, osiers empourprés) ...
.........
La terreur Keats :
[…]
l’oeil le plus perçant ne pourra discerner
Un seul grain de ton être sur ce dallage froid.
(La chute d’Hypérion, trad. Ellrodt)
…….
Mais dans la cuisine, comment laisser rageusement (à deux, assis l’un en
face de l’autre, dans des moments de silence et de fatigue, voûtés sur nos
chaises) remonter, comme de dessous les carreaux du sol de la cuisine, cette
marée terreuse : la
non-inscriptibilité d’un homme...
.........
Densifier, à nous deux, l’ évanouissant « entre » : en nourrir,
par ondes de sang psychique, la substantialité radicalement banale – et
énigmatique.
(Ce que, par ces notes, j’essayais et essaie de réaliser, j’ai pris soin, et à
bien des reprises, de l’expliquer à O. Et, tout particulièrement, ce que je
fais de ses paroles, m’évertuant – les
écrivant, quand lui n’écrit jamais – à les recomposer le moins possible...
Il a approuvé.)
............
Depuis l’automne 2007 – et toujours
aujourd’hui (fin 2012) – je me serai efforcé, par moments, dans
nos conversations (sentant soudain que c’est l’instant...), d’être une écoute
comme électrisée.
Je ne veux pas écrire quand il parle... Tout au plus, sur une feuille au
milieu de la table traçons-nous des dessins plus ou moins abstraits, échangeant
le crayon.
Ce n’est jamais que le lendemain dans la nuit de la préaube que je
« noterai ».
Cependant, il aura fallu, la veille, dans les minutes de la conversation, la
plus extrême (et très coûteuse) attention – pour l’enclenchement, à chaque
fois, d’une courte et active mémoire, celle de la nuit.
.......
Photographies mentales instantanées
prises par une attention-mémoire qui grésille.
Par elles capter ce dont je ne sais pas que je le capte :
ce qui ne se révélera que plus tard... pour quel regard revenant...
Du pouvoir de (donc) ces « instantanés », les notes, qui ne se
forment que quelques heures après, gardent quelque chose : elles-mêmes ne
désirent que capter et fermement retenir ce qu’elles ne savent pas.
Tracés en suspens dans le temps ?
Image se formant indéfiniment,
toujours retissée (James) ?
............
Oser reculer, sans trop le savoir, sans
le dire, dans l’obscurité, pour chacun inévitablement béante, de sa propre
provenance ?
C’est ce qui parfois, O. et moi, nous réunit en nous séparant, tous deux voûtés
dans la cuisine, silencieux, également absorbés par la nuit la plus
insurmontable, sous la lumière électrique.
épisodes 1,
2, 3
suite mercredi 21 novembre 2012
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