« Gérard Schlosser et Ariane Dreyfus :
l'abandon victorieux »,
à l'occasion de la parution de Nous nous attendons,
« reconnaissance à Gérard
Schlosser » d'Ariane Dreyfus (Le Castor astral, 2012, 153 pages, 14
euros).
Tu dors (1964, 130 x 197 cm). T'as pas vu Max (1969, 146 x 114
cm). Il n'y a pas beaucoup de monde aujourd'hui (1970, 162 x 130 cm). Encore
10 minutes (1971, 150 x 150 cm). Lundi à 5 heures (1998, 80 x 80
cm). Ça revenait au même (2001, 170 x 250 cm). Mais pas pour
longtemps (2001, 80 x 80 cm). Après ce qui s'est passé (2001, 170 x
200 cm). On en reparlera (2002, 130 x 162 cm). C'est mardi soir (2002,
100 x 100 cm). Il fait quoi (2003, 146 x 114 cm). C'est pour ça (2003,
130 x 97 cm). Ça me manque (200 5, 130 x 97 cm). On le voit, Gérard Schlosser
confère un titre aussi précis que mystérieux à ses peintures. Chez ce peintre,
le titre est visage pour l'être tenu en étreinte dans le tableau, tenu en
étreinte par la couleur, par le trait conduits. Le titre est visage sur lequel
peuvent se lire les inflexions d'une vie. Mais pas toutes. Juste quelques-unes
pour que l'imaginaire de celui qui regarde puisse entrer en vie.
De la même façon, Ariane Dreyfus donne un titre à chaque
poème : « Il faut demander avant », « Moi aussi j'ai
essayé », « Tu as sommeil ? », « On lui dira
demain », « Je viendrai te réveiller », « Tu vois c'est ça
la chance », « Comment on va faire ? »,
« Attends-moi », « J'ai froid aux pieds », « Crois-moi »,
« Si tu veux », « Tout un après-midi », « Arrête,
veux-tu », « Je vais au jardin », « Tu aurais pu dire une
chose pareille ? » Le titre chez l'auteure de La terre voudrait
recommencer ne force pas l'imagination. Bien au contraire, il est vie
supplémentaire conférée au poème. Et vie mystérieuse, exactement comme chez
Gérard Schlosser. Par l'utilisation systématisée des guillemets pour ce qui est
des titres, Ariane Dreyfus instaure des éléments de dialogue dans l'espace
apparemment forclos du poème. Elle instaure dans l'uniformité du poème des
éléments de surprise pour brusquer l'attendu. Elle instaure des éléments du jaillissement qu'est toute parole
quand elle naît de la rencontre, de l'intensité de l'échange entre les corps,
celui-ci serait-il perpétué dans le silence, et dans une distance qui permet
l'expression du regard. Ces titres, Ariane Dreyfus les vit comme des morceaux
de réel. Des fragments du réel, dans toute sa force brute, qui ne peut être
apprivoisée, et qui surprend, sans cesse, même lorsqu'elle ne paraît que par
à-coups. Qui surprend pour nous ramener à la vie, à l'évidence de l'autre.
Si le titre agrandit la vie du tableau ou du poème, c'est
parce qu'il remet en perspective les détails représentés ou nommés. Il les
remet en perspective, en les plaçant dans une histoire, qui, pour être révélée
dans son aspect le plus parcellaire, n'en est pas moins ce qui peut être habité
par nous. Car il y a notre imaginaire. Cette main toujours tendue.
Car, oui, il n'y a que les détails, chez Gérard Schlosser et Ariane Dreyfus. Et
cela parce que la vie même, dans la somme d'individualités, de singularités,
d'exceptions qui la composent, comme l'a écrit magnifiquement Marcel Schwob en
son temps, n'est faite que de détails. De détails que nous apprenons à ne pas
voir, à ne plus voir, parce que nous jugeons qu'ils ne nous servent en aucune
manière, qu'ils ne servent pas la marche, devenue de plus en plus aveugle, de
notre quotidien. Et de détails qui tombent dans notre vie comme une pièce de
deux euros tomberait dans un seau rempli d'eau, avec un bruit mat agrandi par
la surprise. Ces détails qui nous arrêtent, nous emprisonnent dans leur cours
pour mieux nous libérer, ce sont tous les détails de l'altérité (celle des
corps, celle des vies) lorsqu'elle nous trouve. Et pour ne plus nous lâcher.
C'est à eux que Gérard Schlosser et Ariane Dreyfus donnent voix. Et donnent
voie, par la trace vive et vivante que sont tableaux et poèmes.
Ainsi, les corps chez Gérard Schlosser ne sont jamais révélés dans leur entier.
Il y a un érotisme du détail, mais pas de n'importe quel détail. Bien sûr, le peintre
représente des zones érogènes, des zones qui parcourent, électrisées, toute
l'étendue du désir masculin. Et avec un sens du réalisme qui confine, par
certains aspects, à la photographie. Cette pratique du soleil sur le monde.
Mais le détail chez Gérard Schlosser n'est pas érotique parce qu'il trouve son
point de jonction avec une zone très précise de l'imaginaire masculin. Le
détail est érotique parce qu'il signifie une partie du corps qui s'abandonne.
Au sommeil, à la sieste. À la
rêverie. Au balancement des branches dans le vent, vécu par le regard. À ce moment de flottement des
paroles dans l'air, des paroles possibles, des paroles qui ne sont pas dites,
qui le seront peut-être.
Le regard du peintre donne au vêtement toute sa place, à son motif qui a toute
existence dans les yeux. Il s'agit là du détail du corps qui s'abandonne au
doux du tissu, à la façon qu'a celui-ci d'être modelé légèrement par le vent.
Il s'agit là du détail du corps qui s'abandonne à la géométrie colorée de ses
motifs qui le rendent si ancré dans notre vie, dans sa quotidienneté. Les
motifs colorés de l'enfance, des repas déroulés, par fragments, sur la nappe à
l'ombre des tilleuls.
Gérard Schlosser peint le détail du corps qui s'abandonne. Qui s’abandonne à
lui-même, à son ressenti. Qui s'abandonne au paysage, à sa palpitation secrète
qui fait que le visible soudain nous enserre doucement. Nous étreint pour nous
contenir. On l'aura compris : s'abandonner veut dire ici tout le contraire
de capituler. S'abonner veut dire : être présent à soi. Non pas conquérir
cette présence mais la reconnaître, sans la brusquer, et s'y installer, sans en
épuiser les contours. Sans jamais heurter ce qui est sa vie propre. L'épouser
en suivant son cahotement doux, ses menues inflexions qui imposent un
vacillement perpétuel au tracé des pensées, et à la façon dont le corps,
au-dedans de soi, bouge.
Les poèmes d'Ariane Dreyfus, et c'est plus que jamais sensible avec Nous
nous attendons, sont tous des poèmes de semblable abandon. Mais celui-ci se
conjugue sans cesse avec une transformation volontariste du désordre de la
tristesse et de la douleur en bonheur d'écrire et d'être. D'être, ce qui veut
invariablement dire pour Ariane Dreyfus : être deux. Mais cela n'est pas une
évidence d'abord pensée comme telle. C'est un acquis ébloui. En effet, la
présence de l'autre (de chaque autre, y compris de l'autre aimé), pour
être proche, n'en est pas moins éloignée. Éloignée justement au point d'être ce
qui peut survenir dans nous (il y a une distance nécessaire).
Dans notre intériorité. Au point d'être ce qui peut venir dans la vie, dans
notre vie, pour que nous soyons dans l' « ensemble ». Oui, ne cesse
de nous dire Ariane Dreyfus, les corps peuvent se tenir dans l'espace éloignés.
Ils s'attendent, mais ne le savent pas encore. C'est la douceur qui chuchote
cela.
Aussi, pour cette auteure, s'abandonner à soi-même n'est pas se replier sur
soi, pour être reclus en soi-même. Il s'agit, tout au contraire, de
s'abandonner pour être délivré en soi-même de l'emprise des faux-semblants, des
attentes, des peurs qui font écran entre le monde et notre intériorité. Il
s'agit de se délivrer de tout ce qui naît du fait d'être en éveil, face au
monde, sans l'accepter tel quel, dans son cours. Il s'agit d'abandonner la façon
que nous avons d'arrimer sans cesse le monde à notre angoisse,
c'est-à-dire au possible du pire. Il s'agit de se délivrer pour pouvoir être
reçu par l'autre.
« Reste là »
La mer fait un bruit qu'ils n'entendent pas
Elle bâille
Il remonte lentement vers le sein le plus proche
Chacun une main sur l'autre
De l'autre main elle lui montre un drôle de rocher
Recroquevillé comme un personnage
Une pierre que l'après-midi tient au chaud
C'est mieux les lèvres,
Changeant de forme dans les baisers
Alors que l'angoisse n'arrive à rien
Ariane Dreyfus invente, livre après livre, une poésie qui s’adresse à l’autre,
et qui fait vivre l’autre dans son ventre. Or, comme le rappelle Dan Arbib à
propos de Lévinas, « si l’autre est possible, si autrui est possible, et
autrui c’est l’autre en tant qu’il est l’autre, il s’excepte forcément de toute
totalité, de toute totalisation. Donc il n’y a pas d’universel possible. »
Aussi Ariane Dreyfus s’attache-t-elle précisément à montrer ce qu’il y a de
singulier en l’être, à faire affleurer par le langage cette simplicité
bouleversante qui enfin apparaît, nous submergeant et nous dénudant de la gêne,
lorsque l’être s’est débarrassé de tout ce qui n’était pas le plus doucement
lui-même.
Au travers de ce présent recueil, qui est aussi vibrant hommage rendu à
la peinture de Gérard Schlosser, bat le cœur de cette question toute simple de
Michael Edwards : « Comment envisager une poétique à partir de la
merveille du simple ? ». Et, pour y répondre, Ariane Dreyfus ajoute
en annexe des « Chantiers de poèmes » substantiels, geste commencé
sur le site Poezibao. Qui éclairent, en nous montrant, à chaque pas que
fait l'écriture, combien cette auteure est attentive au lecteur, cet autre
qu'il s'agit de prendre par la main, très doucement avec le toujours très vif
de l'intensité du dedans. Qui perce jusqu'à la page.
[Matthieu Gosztola]
Pour aller vers l’œuvre de Gérard Schlosser :
Bernard Noël, Gérard Schlosser, Paris, Éditions Cercle d'art, 2008, 240
pages, 59, 80€