D'abord ce titre Hopper, l'Horizon intra-muros
interpelle, avec cette sorte d’antagonisme qui exprime bien ce dont il sera
question, une écriture portée par deux mouvements frères, simultanés, et
porteurs d’intensités différentes.
Car c’est un double cheminement proposé ici par Franz Bartelt, autour d’un des
tableaux les plus connus d’Edward Hopper, « Nighthawks » : deux
trajectoires qui prendraient deux chemins faussement parallèles : une voix
narrative, une autre poétique (pour présenter de manière simplifiée cet
entrelacement).
La première voix, plutôt narrative donc, structure le livre, rapportant des
faits en s'appuyant sur le réel, s'exprimant face à l'objet, tenant compte de
ce qu'est « Nighthawks » au jour le jour, à même l’accès que l’auteur
peut en avoir, sur un support anodin, ici une simple carte postale. Un support
soumis à l'affect : d'où vient-elle, qui l’a postée ? elle se déplace
presque mystérieusement, apparaît entre deux papiers ou deux pages d'un livre,
et provoque à chacune de ses intrusions dans le quotidien un curieux sentiment
de « déjà vu », ainsi qu’une perception involontairement décalée
lorsque, dans son imperfection, elle laisse imaginer un chat à la place du
tiroir-caisse.
« La nature ayant horreur du vide, presque machinalement, et parce que
je ne savais pas quoi en penser, je me suis mis, par intermittences, à mes
moments perdus, à rêver autour de cette carte postale. À rêver par écrit, comme
on griffonne dans la marge d’un annuaire. Cette rêverie s’est prolongée jusqu’à
aujourd’hui. Je ne m’interdis pas de croire qu’elle est inépuisable et qu’elle
durera encore des décennies. »
Le phrasé de cette première voix, presque volubile, attentif aux associations
d'idées et remarques larges, se laisse déplier sans marquer d’enfermement. On y
croise Bruegel, Freud, Rimbaud, avec une fluidité qui pourrait se rapprocher de
ce qu’évoque Franz Bartelt page trente-huit, un « tête-à-tête »
avec le tableau, ou une « autobiographie », « une
confidence ». Mais dans le cheminement adopté, elle se modifiera au
fur et à mesure, en entrant en résonnance avec sa voix
« partenaire ».
L’autre voix donc, la seconde, sous forme de textes brefs, vient s’insérer/ se
greffer sur la première. Elle fouille, fait sortir de l'ombre ou du silence une
perception enfouie, et cette parole s’élève, non plus face au tableau, mais en
regard de lui (et de soi), avec profondeur, et des fulgurances qu’on dirait
presque arrachées au vol.
« Le soir déchaussé descend comme une rue que l’ombre élargit perpétuellement.
La craie sur l’ardoise se souvient de la lumière dénoncée. La nuit dehors
conforte le silence. »
Deux polices de caractère et une mise en page en page explicite permettent de
différencier ces deux voies/voix de passage vers « Nighthawks », la seconde
se plaçant en reflet de la première. Peut-être un reflet plus sombre, sur une
surface plus lourde ou profonde (l’eau d’un puits ?) ou un reflet posé sur
une strate de la personnalité plus essentielle, existentielle.
« Il y a des ressorts de larmes, des rouages terrifiants, des
balanciers qui donnent et qui reprennent : l’axe immobile nous transperce.
Et nous tournons. »
À la page trente-neuf, la première voix semble constater une sorte
d’impossibilité dans la progression qu’elle s’est choisie :
« Le texte n’explique pas plus l’image que l’image n’explique le texte.
Ils s’épousent vaille que vaille, l’un forçant toujours un peu la main à
l’autre. »
Puis, page quarante-deux, première et deuxième voix se frôlent, se rejoignent,
l’une et l’autre entrelacées et appuyées au décor même de « Nighthawks » :
face à lui (« Parqué dans un enclos qui paraît étanche, le serveur est
enchaîné à sa tâche ») et à l’intérieur de lui (« La fille
était de Caen ou de Greenwich, d’une ville qu’on ne connaissait pas. Elle ressemblait
à une fille qu’on avait connue avant et dont on ne se souvenait plus si on
l’avait aimée (...) ».
Enfin une douce séparation s'amorce entre la voix poétique et la voix narrative
qui repartent comme recouvertes de la même palette de couleurs (celles de
Hopper bien sûr) : trains qu’on attend en vain, et notre condition humaine
réduite à son horizon intra-muros.
« Le temps aura été une habitude qu’on ne bouscule pas. »
Les Éditions Invenit avec cette collection Ekphrasis proposent ici un
objet soigné, avec deux reproductions de détails agrandis de « Nighthawks »
en pages intérieures. Leur emplacement pourra sembler peut-être un peu
aléatoire dans un premier temps, mais ce côté hasardeux au final s’accorde bien
avec l’esprit du texte et sa réflexion, ajoutant une sorte d’intrusion de
Hopper dans notre lecture, ce qui nous donnera peut-être à nous aussi des
ouvertures et matière à explorer notre autobiographique « tête-à-tête »
avec ce tableau.
[Christine Jeanney]
Franz Bartelt, L'Horizon intra-muros, Invenit, 2012, 12 €, site de l’éditeur
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