Au 2e semestre 2012 est paru aux éditions Al Dante un reprint de l’Humidité, revue des années 70 qui a
œuvré en marge de l’histoire officielle et des expressions avant-gardistes
dominantes, en marge de Tel Quel et autres organes érigés en véritable
institution, pour partager le sort des « petites » revues qui doivent
attendre leur disparition pour trouver une visibilité, une reconnaissance. Mais
cette reconnaissance tardive ne va pas de soi : nombre de revues sont
reléguées à l’inexistence en attendant qu’un possible passeur sache prendre des
risques. C’est pourquoi il nous faut saluer l’action de Laurent Cauwet seul
éditeur en France à mener aujourd’hui une véritable politique éditoriale en
faveur des revues ; politique qu’il a amorcée en 2002 avec un reprint de L’In-plano fondée en 1986 par Claude
Royet-Journoud et une étude monographique sur Doc(k)s créée en 1976 par Julien Blaine (Philippe Castellin, Doc(k)s mode d’emploi) et qu’il a
poursuivie en 2006 avec une anthologie de la revue OU d’Henri Chopin (Ou sound
poetry an anthologie).
L’Humidité, comme le rappelle Cauwet, fait partie de ces revues qui dans
les années 70-80 « ont servi de plate-forme et de courroie de transmission
aux avant-gardes internationales, avec Les
Lettres d’Ilse et Pierre Garnier, la revue OU d’Henri Chopin, Robho
de Julien Blaine, Agentzia de
Jean-François Bory, puis la revue Doc(k)s
de Julien Blaine – pour ne citer que les plus importantes et les plus
visibles ». Fondée en 1970 par le poète Jean-François Bory, l’Humidité n’aura cessé durant 8 ans de
défendre les créations qui ont opéré une révolution tant formelle
qu’idéologique en remettant en cause les hiérarchies attachées aux moyens
d’expression (littérature vs poésie,
texte vs image, parole vs geste, cri, mouvement) comme aux
genres (masculin/féminin). Son iconoclasme est perceptible dans chaque
livraison où se joue l’attaque des objets de culte parmi lesquels figurent en
premier lieu le livre et son suppôt (le texte), objets fétiches dont il s’agit
de sortir des présupposés esthétiques et idéologiques en faisant valoir la
matière, le corps, l’image, le son et tout dispositif, pratique et media
(installations, performances, mail art, etc.) qui subvertit les codes hérités
d’une tradition qui a valeur d’ordre ; subversion dont L’Humidité a poussé la cohérence jusque
dans l’impression de textes à l’envers appelant la manipulation active d’un
support qui se rappelle ainsi en tant qu’objet. Véritable machine de guerre,
cette revue fut un lieu tendu sur une ligne sans concession, ouvert aux
avant-gardes qui déclarent la guerre aux vieilleries littéraires et poétiques
(Mauriac y est commémoré comme « le plus grand des journalistes du XXe
siècle, un novateur apprécié du livre pour retraités ») comme
aux organes livresques (TE QUE La revue sans L) et à tous les appendices de
l’art institutionnalisé. Si le n°1 et le n°20 se détachent de l’ensemble par
leur facture joyeusement hétéroclite, la revue alterne numéros thématiques et
monographiques : n°2 Spécial manifestes futuristes ; n°3 Le corps dans
l’espace ; n°4 Ben ; n°5 Manfred Mohr ; n°6 Italie dernière
mesure ; n°7 Art par correspondance, Biennale 1971 ; n°8 revue
italienne en langue française ; n°9 Italie été 72 ; n°10
Agullo ; n°11 Journiac ; n°12 Silbermann ; n°13 Bertini ;
n°14/15 Littératures ; n°16 A. F. Delmarle peintre futuriste ; n°16 ;
n°17 Nave ; n°18 Bory ; n°19 Plessi ; n°21 Hervé Fischer ;
n°22 Spécial Arman ; n°23 Arts plastiques littératures, notes ; n°24
Encore/La création féminine ; n°25 La bibliothèque ; n°26 Poeti
visivi. Mais cette structuration assez classique des sommaires est bousculée de
l’intérieur par un désordre des plus turbulents où l’ordre cède la place à un
immense collage-montage de manifestes, lettres et mots d’artistes, annonces
d’événements, entretiens, photographies, notes, citations, dessins, chroniques
qui jouent du sérieux comme du dérisoire et du canular. Ce collage-montage juxtapose
expressions poétiques et artistiques pour s’inscrire dans un désir de réunir, faire
dialoguer, interroger les poésies expérimentales depuis et avec les arts plastiques
comme les avant-gardes historiques. Le numéro sur le futurisme, entièrement
constitué de manifestes simplement reproduits, sans appareil critique, est
emblématique de ce désir qui dit la nécessité d’une remise en circulation comme
l’auto-suffisance de ces textes qui ont conservé toute leur force corrosive.
« Vive la sauvagerie » peut-on lire dans « A bas le tango et
Parsifal », lettre futuriste datée de janvier 1914 dont le cri entre en
résonnance avec les dernières pages du numéro précédent où la revue retranscrit
un discours d’Arthur Pétronio sur la poésie expérimentale prononcé lors de la
Biennale de Knokke : « Un mot prophétique de Charles-Louis Philippe me vient
à la mémoire. Il est circonstanciel, d’une brûlante actualité : “Le temps
de la douceur et du dilettantisme est passé. Maintenant il nous faut des
barbares” ». Et c’est précisément ce cri qui retentit dans toutes les
pages de l’Humidité, celui de la sauvagerie
qui emporte dans un même élan avant-gardes historiques et contemporaines,
poésies et arts plastiques, cinématographique, musical.
Art sauvage qui se décline dans celui du montage qui fait de l’Humidité un lieu de tension critique
qui opère des frottements entre futuristes, dadaïstes, surréalistes, poètes
concrets, visuels, sonores et écrivains tels José Pierre, Pascal Quignard,
Pierre Bourgeade, Annie le Brun, Bernard Noël mais aussi Roland Barthes (du
théoricien à l’auteur des « Graphies »). Montage dans lequel percent
les révoltes parmi lesquels on retient celle de Sarenco dénonçant la situation
du poète « paria de la culture » et la sous-représentation d’une
poésie à l’initiative de subversions majeures attribuées aux autres artistes :
« les artistes conceptuels sont des copieurs formidables et ils gagnent
l’argent sur notre underground 1963-1971 » ; « le poète se
révolte contre le peintre,/le sculpteur, le musicien,/qu’il a toujours
soutenu » ; « La poesia visiva/Musica/È ! »
(n°9). L’Humidité est un véritable
laboratoire où se rencontrent, se heurtent, s’entrecoupent les mouvements et
pratiques les plus vives de cette époque : poésie concrète et visuelle
avec Kitasono Katué, Seiichi Niikuni, Syoji Yoshizawa, Shosochiro
Takahashi pour le Japon, Jean-François Bory,
Alain Arias-Misson, Paul de Vree … pour la France ; poésie sonore
(Arthur Pétronio, Henri Chopin, Bernard Heidsieck), poésie évidente du Tchèque
Jiri Kolar ; art corporel (body-art ou art charnel avec Orlan, Gina Pane,
Michel Journiac), Fluxus (Ben…), Support-Surface (Claude Viallat), Nouveau
réalisme (Arman…). Si les plasticiens sont les principaux interlocuteurs des
poètes, le cinéma a aussi sa place avec l’Italien Alberto Griffi,
l’Argentin Leopoldo Malher et le Polonais Mieczyslaw Berman.
Dans ce dialogue, les italiens occupent une place prépondérante :
se baptisant « revue italienne en langue française » dès le n°8, l’Humidité ne consacrera pas moins de 4
numéros aux expressions qui offrent un décentrement salvateur par rapport à l’avant-garde
parisienne, à une Italie qui est au cœur d’expressions novatrices comme le
Mec’art (courant photographique fondé par Gianni Bertini en 63) ou la poésie
visuelle dont elle fut le berceau. D’où
la forte présence de voix comme celles d’Eugenio Miccini, Sarenco, Lamberto
Pignotti, Luciano Ori, Giulia Niccolai,
Lucia Marcucci, Carlo Alberto Sitta. Nombreux sont aussi les
musiciens et artistes comme Giuseppe Chiari, Franco Vaccari,
Claudio Parmiggiani, Maurizio Nannuci ou Michelle Perfetti…
Si l’Humidité a suivi et participé du
déploiement de mouvements phares initiés dans les années 50-60, elle a aussi
accompagné des mouvements naissant au moment de sa publication : art
postal (auquel elle consacre un numéro), art numérique (avec Manfred Mohr et Jacques
Palumbo) et art sociologique (Hervé Fischer, Michel Journiac, Henri Maccheroni,
Thierry Agullo) ; un art sociologique pourtant né à Paris mais
complètement passé à la trappe qui en appelle à l’hygiène de l’art, à son
inscription dans la réalité sociale par autant de mises en situation qui
invitent à la désacralisation, à la participation, à l’abolition de la
discrimination sociale, à de nouvelles prises de conscience. C’est aussi dans
cette résonnance qu’il faut comprendre le geste de l’Humidité qui consacre un numéro à la création féminine, numéro
qui fait valoir, contre la sous-représentation des femmes dans le champ
culturel, le nombre et la diversité des expressions, l’hétérogénéité des
positions face à un art féministe. On y re-découvre Natalia L. L et son
consumer art, Ruth Francken avec ses reliefs photométalliques et ses
dessins-collages dont le sens a été rabattu sur la symbolique de
la castration freudienne par le public masculin, Mary Beth Edelson,
plasticienne américaine qui distingue clairement art féministe et art fait par
des femmes pour projeter la question du féminin sur une mythologie et
symbolique jungienne ; Nicola dont les pénétrables ou « les objets à
vivre » interrogent le corps comme conditionnement social ; Irène
Schwartz et son travail sur l’esthétique du quotidien par démontage-remontage
du journal Le Monde ; Colette Deblé et sa composition d’un essai plastique
visuel sur les diverses représentations de la femme dans l’histoire de
l’art ; Niki de Saint Phalle et ses Surfemelles comme défi aux Surmâles ; Monique Tirouflet et ses brouillages
peinture/photo saisis depuis la question du corps offert/intouchable ;
Hannah Hoch, « la laissée pour compte du dadaïsme berlinois » qui a
découvert la technique populaire du photomontage sur l’île d’Usedom aux côtés
de Raul Hausmann auquel est revenu la découverte ; la même Hannah Hoch qui
s’est révoltée contre « l’homme envahissant pour son intégrité de
femme-artiste, de femme-femme », qui a su dépasser la représentation de la
femme futuriste en amazone comme celle à venir d’un hyper-féminin surréaliste,
en articulant masculin-féminin ; Raymonde Arcier dont le tricotage de
grandes poupées introduit dans l’art des techniques d’un faire-féminin et dont
l’agrandissement démesurés des objets du quotidien interroge la place de la
femme dans la société ; Erika Magdalinski qui scénographie le quotidien et
dont on retient la série boîtes aux lettres, L’Expropriation, qui évoque celle d’un quartier de Belleville
« bradé par les politiciens et leurs promoteurs » ; Raquel et
ses travaux de plasticienne conjoints à son travail sur le livre dont un
entretien rapporte l’impact des deux espaces l’un sur l’autre… ; autant de
voix que la revue fait résonner dans celles de Sapho et de Louise Labé qui
bouclent dans un mouvement inversé le numéro.
Ce livre sur l’Humidité nous permet
aujourd’hui de revivre une aventure en offrant un document en vif sur une
époque et ses avant-gardes, un document historique qui met à disposition une
matière qui permet d’apprécier les parallèles et les différences à l’œuvre
entre les arts et les pays, où puiser une riche matière de réflexion sur des
mouvements d’ensemble et des figures singulières. Il fait recirculer à son tour
des formes et des réflexions qui proposent une autre histoire de la création en
rupture avec l’histoire officielle. De la revue au livre, l’Humidité continue de déranger par une matière toujours
sous-tendue par une pensée de l’avant-garde et de la création comme politique.
Son reprint est vivifiant, il
recadre, interroge notre perception même du contemporain, permet de reprendre
la mesure de ce qui aujourd’hui relève réellement de l’innovation, des réels
prolongements et retombées des années 70 dans notre paysage. L’Humidité nous lit, nous interroge. Ça
fait du bien, et ce n’est que le début d’une série que l’on souhaite longue
puisque L. Cauwet prépare actuellement deux anthologies, l’une sur Doc(k)s, l’autre sur Banana Split, à paraître en 2013.
[Sandra Raguenet]
sur le site de l’éditeur
(descendre en bas de la page)
L'Humidité 1970-1978, Jean-François
Bory (Auteur), Laurent
Cauwet (Préface), Jérôme Duwa
(Préface), 740 pages, Al Dante, 2012, 30€
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