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Cloisonnements : vitaux ?
(À essayer en phrases d’ici – tout
autant que les empiètements des
existences les unes sur les autres)
O., par exemple, ne me ou ne nous dit pas tout, bien entendu. Très peu de
la part de sa vie avec ses amis africains. C’est là une séparation cruciale –
contrepartie de la dépendance où il a pu se trouver à notre endroit.
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Tardivement, je me suis rendu compte que je « cloisonnais » entre,
d’un côté, ce qui arrivait avec les gens successivement (au fil des années, des
décennies) hébergés ici et, d’un autre côté, mes tentatives
« littéraires ».
En avais-je besoin ? Redoutais-je que l’écriture « poétique » puisse
devenir la cible d’impératifs – fût-ce ou surtout « généreux » –,
qu’elle accepte de se faire, en ce sens, prévisible... Et pourtant aujourd’hui,
j’abats ces cloisons...
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Mais les dangers de l’excès de proximité..., les écœurantes illusions de
« communication », les mensonges de la proximité, voire des remêlements
des vies... ?
« L’enfer est l’emprise permanente
de tous sur tous, parce que personne,
pas même le héros, n’a atteint le point de différenciation qui met à l’abri.
C’est l’osmose, contre laquelle on ne peut se défendre. » (Adamov)
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Le type qui sort de la chambre-studio de O. (ayant
probablement dormi chez ce dernier peu de mois après son installation chez
nous) et sur qui je tombe par hasard dans l’escalier, le croisant ...
Noir (comme tous les amis
d’O. ?) ; quarante-cinq-cinquante ans ? un peu terreux dès
lors que tout à son désir de ne pas être vu. Un évidemment humilié…
J’ai l’impulsion de lui adresser la parole... et je m’abstiens… Il essaie de ne
pas me voir.
J’ai néanmoins senti son désir de s’effacer (dans la lumière pâle diffusée du
ciel par la vitre au-dessus de la cage d’escalier).
Qu’il soit, peut-être, hébergé par O.,
me dis-je, c’est ce que je n’ai pas à
savoir.
Sans doute.
Mais à ses yeux... je suis là éclatant
de la légitimité du (semi)propriétaire « chez » lui. Il ne peut
que se sentir, lui furtif, un ... clandestin.
Le ciel de Loire glisse au-dessus de l’escalier.
Une légère bourrasque ébranle la vitre. Odeur de poussière. Quelque chose de
sans fin se déroule en trois secondes…
Cris de martinets.
De l’humidité chaude me perle aux paupières : tristesse
(humiliation ?) d’être impuissant à ne pas accroître cette humiliation par
la brutalité objective de ma position.
Odeur de sciure en bas du vieil escalier.
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Phrases substantiellement avides du point
d’individuation de chacun... Comme une aisselle végétale animale qui se
cache, se déchire... Là où une fourchure dangereuse se fait à partir de
l’obscurité-continuité animale-humaine qui aura été nécessaire, en ou pour
chacun, à la vie.
C’est de là que sourd continument (imprévisiblement) pour chacun du désir qui
se singularisera, le définira... (dans un passage de la continuité à la
solitude insurmontable), qui sera sa « position » non choisie
« dans la vie » – à l’aveugle,
parmi les autres...
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Dimanche 10 juillet 2011, train de 14 h30 pour Paris (réunion Po&sie)... Je vais aux toilettes. Je
traverse la moitié du wagon où j’ai une place, puis, d’un bout à l’autre, le
wagon suivant – qui se trouve être le dernier du train. J’arrive enfin, tout à
fait en queue, dans la partie du wagon aménagée pour y accrocher des vélos. Là,
pas de sièges sinon quelques strapontins. Dès que j’arrive là, mes yeux tombent
sur l’unique voyageur qui s’y trouve assis : pourquoi a-t-il choisi d’être
là alors que, dans le reste du wagon, il se trouve des places libres (toutes,
il est vrai, à côté d’autres voyageurs). L’homme assis là est en train, courbé,
de s’occuper de lui-même, de ses vêtements, etc. ... Il a l’air surtout plus
que seul ; il ne supposerait pas ou ne supporterait pas, me dis-je, qu’un
regard puisse l’envelopper. Or c’est, je
le découvre soudain, O. !
Jamais, me suis-je dit, je ne l’avais regardé ainsi, sans qu’il se sache vu
de moi... Et il m’est apparu comme
couvert d’une pellicule couleur de cendres...
Je vais chercher mes affaires et je m’assieds à côté de lui et on rit (je m’aperçois qu’à travers la vitre entre
les deux parties du wagon, un noir massif nous jette des coups d’œil...).
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Parler …
Contrainte ? Plaisir ? Joie par moments… Les phrases alors se
pressent. Parfois il est un peu épuisé … Ou découragé quand je comprends trop
mal.
En octobre 2007, j’avais noté que, dans la cuisine, buvant, comme il
disait, « un p’tit café », et alors qu’il avait manifestement envie
de parler, il avait du mal à se faire comprendre, segmentant mal (en l’absence,
aussi, de toute représentation d’une écriture) sa parole, etc.
Mais maintenant je note, mi-janvier 08
(hier : le 14, exactement), qu’il parle de mieux en mieux. Il a reçu
quelques cours de français. Mais c’est aussi qu’il est heureux de parler. C’est
la fin de la journée. Il a travaillé en banlieue. Il est passé en revenant (je
lui propose de manger quelque chose, il ne veut pas, il ne le mangera qu’après
avoir pris une douche, et cette douche, il ne la prendra qu’après avoir parlé
ici…)
Il dit qu’il aime parler ainsi… Nous
l’écoutons. Il nous donne ses paroles.
À un moment, ce même soir du 14 janvier 08, il a évoqué – pour la
première fois probablement, son grand-père…
Je me suis rendu compte soudain que, depuis tout le temps (depuis septembre
07) qu’il raconte la vie au village, j’avais mal compris. Il parlait souvent de
sa « grand-mère ». Et je m’aperçois seulement maintenant qu’en fait,
il parlait de son grand-père maternel.
Si j’ai décelé l’erreur, c’est qu’il vient d’évoquer la jeunesse de « sa
grand-mère » : un temps de déplacements, jusqu’en Érythrée, en Éthiopie…
Et soudain je m’étonne (prêt, naïvement, à me réjouir ?) qu’une jeune
femme ait pu avoir cette liberté. Il ne comprend pas mon étonnement :
« Mais c’était un homme ! ». Après quels tâtonnements, nous nous
expliquons. S’il a dit « grand-mère », c’est qu’il s’agissait d’un
membre de la famille du côté de sa mère… J’en profite pour lui faire un petit
bout de cours sur les termes de parenté en français.
Son grand-père, donc : il en parle avec tendresse.
Il était très très gentil. Je parlais
avec lui, il me racontait sa jeunesse .
C’est comme un rayonnement dans les phrases d’O, qui sourit.
C’était comme mon ami.
(J’ai noté sa phrase exactement : preuve, cette dernière, qu’il sait
maintenant utiliser les mots et la syntaxe.)
Il avait donc pu, O., garder longtemps cette certitude : quelqu’un était
vivant qui désirait que lui, O., soit en vie.
La dernière chose qu’O. ait su de sa famille, une fois en Libye, c’est que son
grand-père était mort peu après son départ.
« C’était comme mon
ami » : réentendre cette phrase dans ma mémoire, à une nuit de
distance – discrètement, comme elle fut dite –, fut soudain chose perçante, une
aiguille de lumière.
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Téléchargement Claude Mouchard, avec la peau d'une autre vie, notes (Poezibao, 2012)
©Claude Mouchard
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