Ce livre pose un trajet, une durée,
une peau, sur la table de travail : « (1999-2012) ». Trois
entrées possibles dans l’œuvre : les notes, les poèmes, les dessins.
Placé au début du livre et lui donnant son titre, l’ensemble de notes est pour
moi une découverte très éclairante. Ces notes ne semblent ni classées ni
datées, mais on pourrait penser à la période 2000-2006 à partir de la série sur
Moriturus (p.125) : on sait que
Demangeot a dirigé cette revue de 2002 à 2005. Et presque à la fin, une note
est datée « (26.01.06) » (p.150). Les poèmes qui suivent et forment
la seconde partie du livre, sous le titre Morceaux,
semblent plutôt appartenir à la seconde moitié de la période, disons 2005-2012.
Cette datation de l’écriture, pour autant qu’elle soit juste, expliquerait peut-être la violence radicale des notes et
celle plus contenue des poèmes : une évolution ?
Les notes, ou pour reprendre le terme donné par Demangeot en sous-titre, les
« marges », peuvent prendre des allures très diverses :
aphorismes, citations, remarques, courts poèmes… De même, elles peuvent être isolées
ou en séries, ou en échos à plusieurs pages de distance. Mais elles nous
donnent accès en clair à l’enjeu central chez Demangeot : une question de
vie ou de mort. J’ai longtemps vu une pente morbide chez ce poète, l’attraction
vers le vide, le rien, le dégoût nihiliste de soi, du monde. Cet ensemble de
notes amène à reconsidérer cette perspective. Au centre, il y a un intense
malaise d’être-là, sans échappatoire. « L’ailleurs n’est pas
ailleurs : l’ici bouche l’ici. / L’ailleurs est une bulle irréductible en
plein cœur de l’ici. » (p.21) Or cet ici est invivable, pour cause de
société asphyxiante : « Il faut / démissionner / de la société. //
(Sinon la vie ne vous veut pas.) » (p.20) Radicalement, « La vie et
le monde sont incompatibles. » (p.78) La véhémence de Demangeot est à la
mesure de la violence de son rejet : « Le Capitalisme est une
pornocratie. » puisque le seul idéal est de « se vendre »
(p.59). Ponge est un représentant
« haïssable » de « l’intelligence française » (p.90). Les
« poètes du pouvoir » sont vitriolés (p.92) ; « l’art
classique est un art policier »
(p.87) ; la France est une « enfant de Pétain » (p.101)…
Évidemment, on pense à Dada, au punk, et l’on n’est pas étonné de lire au
détour d’une page « foutu futur » (p.109). Jusque là, on est dans la
ruine négative semblant aboutir à un nihilisme provocateur. Ce que les notes
nous donnent à comprendre, c’est que cette hantise, bien réelle, de l’invivable
n’est pas née d’un goût morbide du néant mais d’un appel à un plus grand désir
de vivre. Il n’est pas du tout étonnant de retrouver Baudelaire dans ce livre,
à plusieurs reprises et fraternellement : le Baudelaire
« belge », après celui de « la vie en beau ! » du Mauvais vitrier. « On est toujours
inapte au monde – pas à la vie. A la
vie jamais. Mais le monde ne veut pas la vie : c’est pourquoi on se tue.
// L’inapte au monde est apte à la mort par trop-plein de vie. Les cohortes
d’aptes au monde, en revanche, ne connaissent pas la vie – sont inaptes à la
mort mais déjà morts. »(p.13) Le monde, selon Demangeot, est peuplé de
morts-vivants, victimes d’un système qui les anesthésie ou les tue, consentants
ou pas, dans une Histoire qui déraille depuis longtemps. Révolte pure, donc,
mais dont la vraie vie reste le but : « La vie : on n’en a jamais autant parlé que depuis qu’elle
n’existe plus. » (p.18) ou encore « Je ne veux plus savoir écrire que
la vie. Dans son expression la plus pauvre et la plus affolée. Dans toute son
animalité inspirée, avec les hoquets de son rien, sa douceur et sa douleur non
négociables, son immédiateté, son impossibilité. »(p.107)
On voit bien ici la lucidité de Demangeot : le poète est en cage, et rage.
« J’écris à mort / contre la propagation / de la maladie de la
mort. »(p.29) ; « Crever / d’impasses / nouées / dans le
ventre. » (p.56) ; « Vivre refuse / les conditions de vie / de
la vie. »(p.109) Il s’agit donc d’écrire « à propos d’un enfermement
qui n’aura pas fini. » (p.124)
Face à cette impasse souffrante, il reste quoi ? La folie :
« Plus on est du fou plus on
vit. »(p.43) La poésie, même s’il faut reconnaître les siens parmi le
« ghetto poétique » qui n’est souvent qu’ « une petite
épicerie d’escrocs » (p.104). N’empêche, la poésie reste un lieu de
résistance, un contre monde, une contre langue pour continuer à indiquer une
vie vraie possible : « La poésie n’est plus alors un hermétisme mais
un code de guerre – qu’on se passe
entre résistants – pour perpétuer la vie – contre les salauds de
l’espèce. »(p.29) « La poésie doit saboter le réel et le rendre au vivant. «
(p.139)
Dans ces conditions, on comprend que le rapport au dehors ne va pas vraiment
être paisible, harmonieux. La poésie doit « dépecer le lecteur »
(p121) pour l’amener à une prise de conscience. Et que la poésie soit
« invendable » n’est pas un malheur mais bien un gage de vérité de la
démarche (p.112). Les nombreux repères poétiques et littéraires que donne
Demangeot vont dans le sens de l’extrême et de la marge, parfois de façon
inattendue : Baudelaire, Tortel, Walser, Kolar, Zabrana, Harms, Beckett…
mais aussi Montaigne, ou Follain et Verlaine, qualifiés justement de
« grands inquiets » (p.106). On retiendra aussi la distance
clairement établie vis-à-vis des poètes du Grand
jeu (p.107).
On l’aura compris, cette longue première partie, Une inquiétude, me semble la part la plus neuve du livre, pour qui
suit le travail de Demangeot depuis quelques années. Les poèmes de la seconde
section, Morceaux, n’ont pas la même
force de percussion. En comparaison, ils peuvent même sembler presque assagis.
La section finale, les dessins de Meute,
renoue avec une sorte de brutalité dérangeante : ce sont moins des portraits
que des figures torturées, hagardes. La violence, la rage, s’est-elle déportée
des mots aux dessins ? Difficile à dire. En tout cas, l’ensemble de ce
livre permet de faire le point sur une œuvre en cours, à la fois singulière et
sans concession à l’époque. Ce choix d’une résistance en poésie, dans son
outrance et sa cohérence, mérite d’être salué, et lu.
[Antoine Emaz]
Cédric Demangeot
Une inquiétude
Flammarion – Collection Poésie
405 pages – 20 €
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