Dans un court article
consacré aux poètes italiens du second XXe siècle, G. Raboni
écrivait que Fortini a fourni avec son premier recueil Foglio di via « une sorte de présage de ce que la littérature
italienne de ces années aurait pu être et n’a pas été, comme le point de départ
paradoxalement concret de quelque chose qui n’a pas eu lieu : la poésie
néo-réaliste » (Storia della
Letteratura Italiana Garzanti, ‘Il Novecento’ II, p. 212). À la différence
du Quasimodo de Giorno per giorno, de
Pavese, de Scotellaro et de quelques autres, il nous semble que Fortini n’a
jamais dévié – avec des modalités certes diverses en constante évolution – de
ce chemin poétique et politique, où la haute exigence du langage ne le cède en
rien à son espoir premier, l’impliquant encore du côté des « hommes à
venir ».
Italie 1942
Or je m’aperçois que je t’aime
Italie, je te salue
Nécessaire prison.
Non pour les rues qui souffrent, les villes
Marquées comme des visages
Ni pour la cendre de passion
Des églises, et non pour la voix
De tes livres lointains
Mais pour ces mots
Tissés par le peuple, qui sonnent
À la volée dans ma tête,
Pour cette peine présente
Qui en toi m’enserre étranger.
Pour cette langue mienne que j’adresse
À de graves hommes ardents à venir
Libres toujours dans la douleur camarades.
Or il ne suffit pas même de mourir
Pour ce vain nom qui a été le tien.
1942
Foglio di via, 1946
À présent sur ce pays…
À présent sur ce pays
est venu l’automne.
La roue calme à présent sa part d’ombre
et celui qui fouille dans les champs voit amas et
fumées
se transformant sous la pluie.
Ici, par la main, une chaleur
qui se donne et se garde,
des groupes d’hommes en bleu vif
descendent falaises et grottes,
frôlent des grues de bronze, des phénix détruits.
Hôtes paisibles de la terre, ils regardent
les saules, les brumes, les grenadiers
dans les parcs de la longue fête du Premier
Octobre.
Bientôt je serai revenu
là où ce jour n’a jamais été
et là, tirés les volets
chaque soir contre l’hiver
votre tiédeur sera aussi la mienne,
comme vous je serai un homme de patience.
Autre chose entre nous ? Vous descendez
par couples, par groupes, génies bienveillants,
corps
du passé ou de l’avenir…
Chaque chose fut dite, le poisson et le mont
la cloche de guerre, le vin et les pleurs
et ce lac où vont des barques
si minces qu’un jonc les cache.
Il suffit d’un instant pour ne pas exister –
– mais rien en moi, en personne, ne s’interrompt
tant que, lointains, vous êtes aussi pour moi.
Ou l’on répète ou l’on change ou l’on sauve.
Et donc tout encore
peut se dire une fois
dans les soirs qui regardent vers nous encore,
mes pères, et fils, ma seule famille.
1955
Poesia ed errore, 1959
Ora su questo paese è venuto l’autunno.
Calma la ruota ora la parte d’ombra
e chi fruga nei campi vede tumuli e fumi
che tramutano alla pioggia.
Qui, per mano, tepore
che si cede e si serba,
a frotte uomini turchini
scendono scogli e grotte
sfiorano gru di bronzo, feníci distrutte.
Ospiti miti della terra, guardano
i salici, le nebbie, i melograni
nei parchi della lunga festa del Primo Ottobre.
Presto sarò tornato
dove non è mai stato questo giorno
e là, chiuse le imposte
ogni sera all’inverno
anche il vostro tepore sarà il mio,
come voi sarò un uomo di pazienza.
Altro fra noi? Scendete
a coppie, a gruppi, genî benevoli, corpi
del passato o dell’avvenire...
Ogni cosa fu detta, il pesce e
il monte
la campana di guerra, il vino e il pianto
e questo lago dove barche vanno
tanto sottili che un giunco le cela.
Basta un attimo solo a non esistere –
– ma nulla in me, in nessuno,
si interrompe
finché, remoti, siete anche per me.
O si ripete o si muta o si salva.
E dunque tutto ancora
si può dire una volta
nelle sere che guardano a noi ancora,
miei padri, figli, mia sola famiglia.
F. Fortini, Poesia ed
errore 1937-1957, Milano, Feltrinelli, 1959, p. 216-7 (e Quaderno «Franco
Fortini, Cina 1955», Centro F. Fortini 2012, p. 31.)
Note
sur Poussin
Voici l’eau toute close, la
roche, la courbe
où une boue d’argiles s’assèche.
Qu’est-ce qui se retourne, se tord, volume
liquéfié, assène des facettes de lumière,
les offusque et s’enfonce, silure dans les bruns ?
Un très-lent démon qui englobe
victime et mucus, boit l’abdomen, enserre
les cuisses et les opprime
pour que les crabes diaphanes s’y fixent
et aux vestibules les scarabées.
De rocher en rocher le scorpion,
de chaume en chaume l’alarme de la sauvagine
avant que le klaxon des cars
se fasse entendre, ou bien par tours et antres
les premiers tirs. Les trophées célestes
immobiles à ta lueur là-haut,
octobre impur. Et sans bruit le tonnerre annonce
la fougère la ronce le serpent
où Narcisse est allé
où Écho s’est perdue.
Paesaggio con serpente, 1984
Épigramme à lui-même
Chômeur ou en quête de premier emploi
marmot écolier étudiant
voyez ceci est la preuve
de la fragilité capillaire
des secrétions vaginales, du sang
occulte.
Oh l’inutile pitié qui vous colore
très-vaines pauses métriques ! Voulez-vous
partir d’ici, disparaître
tout de suite
ou bien espérez-vous en ce dieu qui vous enchante ?
1988
(d’abord, inédit, dans « Les Langues
Néo-Latines » 265, juin 1988)
[choix et traductions Jean-Charles
Vegliante]
bio-bibliographie
de Franco Fortini
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