Une
autre version du monde
(première
partie)
Entretien d’Yves di Manno avec Matthieu Gosztola
Matthieu Gosztola : Étang date de 1990. Cet ensemble de poèmes a été inséré dans Partitions paru cinq ans plus
tard. Vous le republiez dans Un Pré, chemin
vers en 2003, avec quelques modifications qui en font une publication
nouvelle. Comme s'il avait fallu treize ans pour que ces poèmes trouvent leur
véritable origine. Pouvez-vous revenir en détail sur quelques-uns de ces
changements ? Pourquoi, par exemple, avoir transformé « Dans la
demeure / De notre propre / Effacement » en « Dans la demeure / De
notre propre / Effarement » ?
Yves di Manno : Il est étrange,
un peu troublant même que votre première question porte justement sur Etang, qui est pour moi un texte
emblématique, dont l’écriture en 1990 devait inaugurer une longue interruption
dans la composition du poème qui m’avait jusqu’alors occupé, plusieurs lustres
durant. Pourquoi emblématique ? Parce que, l’écrivant – dans un état de
grande tension – je savais que je touchais au terme d’une partie au moins de
mon périple, que j’avais déchiré le voile et que je pouvais enfin faire
coïncider dans un même paysage mental certaines scènes dont le surgissement me
troublait depuis toujours et un souvenir plus intérieur, en quelque sorte déterminant, relevant de mon histoire
personnelle. Etang, qui est un seul poème et non un ensemble de
poèmes distincts, raconte la difficile émergence de cette image qui ne s’était
pas exactement effacée de ma mémoire mais dont l’écriture me permettait
brusquement de revivre la déchirure initiale, comme si cette scène arrachée au
temps linéaire retrouvait sa dramaturgie ancestrale.
Une fois le texte achevé je compris que je venais d’entrevoir l’origine
lointaine, non pas de ce poème précisément mais de l’élan figé d’où monte
depuis toujours la parole que je sais la plus véridique, celle qui suppose
l’abolition ou l’oubli le plus complet de soi. Or, le phénomène s’était
étrangement inversé dans ces pages, l’oubli exhumant au contraire – et dans
quelle lumière mêlée d’effroi – l’image d’un corps agonisant : de la mère
que l’enfant croyait voir sombrer dans le néant et dont il ne pouvait plus
interrompre désormais l’inexorable disparition.
Je n’en dirai pas davantage ici, sauf pour indiquer que l’écriture d’Etang marqua concrètement une coupure
consciente, un moment d’arrêt décisif dans le travail qui avait jusqu’alors été
le mien. D’une certaine façon, il me semble a
posteriori que cette trajectoire s’est peut-être trouvée suspendue parce
que je ne voulais pas en savoir davantage : ou qu’il m’était devenu
indifférent de poursuivre l’enquête dans cette direction. (D’où quelque temps
plus tard les sonnets exaspérés d’Orphéon,
où ces pages anciennes se voient balayées d’un geste et dispersées aux quatre
vents.)
Concernant le déplacement de cette séquence – de Partitions vers Un Pré –
le but était de regrouper dans ce dernier volume les poèmes qui étaient revenus
au fil des années sur ce motif : celui d’une scène commune, d’un songe collectif ou d’un cauchemar éveillé. La reprise
d’Etang dans ce nouveau contexte
entraîna quelques retouches de détail, qui ne revêtent pas une importance
excessive à mes yeux : il s’agissait simplement, en modifiant tel ou tel
terme, de préciser une inflexion du texte. Effarement
par exemple me paraissait avec le recul plus efficace, moins convenu qu’effacement, où l’on perçoit l’ombre
d’une rhétorique du manque qui m’a toujours été étrangère. Peut-être y avait-il
aussi derrière ce choix un lointain écho de Jude Stéfan, qui déclarait dans le
premier numéro de Po&sie :
« je ne sais quoi penser, j’ai honte d’avoir vécu, je n’aurais voulu
écrire qu’effaré ».
Matthieu Gosztola En tant qu’auteur, vous êtes le passant,
le « passeur éphémère » écrivez-vous quelque part, de la « scène
commune » que vous évoquez et
qui me semble être celle par laquelle le temps se révèle comme ce qu’il est
vraiment : à savoir un temps non
linéaire, une verticalité plongeant jusqu’au plus lointain, jusqu’au plus
flou des origines, et constituée d’une multitude de strates agissant de
concert, suivant la logique propre à leurs mondes suspendus. Aussi, cette
« scène commune » me semble devoir être rapprochée de la
« scène première » dont vous parlez notamment dans « endquote ».
J’aimerais que vous reveniez là-dessus et que vous leviez la « suspension »
que vous instauriez dans une note (1)
Yves
di Manno :
J’ignore quelle représentation nous pouvons
nous faire exactement du temps, une fois admis qu’il échappe au schéma linéaire
d’où découle notamment la fuite en avant aveugle de l’Occident. Vous parlez
d’une succession de strates à travers lesquelles l’écriture effectuerait des
prélèvements, des sortes de « coupes » verticales : cette image
fait sens à mes yeux, mais le temps circulaire de l’Inde n’est pas sans
attraits lui non plus… Ce qu’il faut retenir – puisque nous resterons sans
doute dans une cécité définitive à ce sujet – c’est que le travail poétique tel
que nous l’entendons vient contredire l’idée du déroulement temporel qui
structure nécessairement notre existence. De par cette plongée dans le langage,
nous touchons bien – au moins par instants – à des plans de conscience qu’il
nous est impossible d’atteindre autrement, hormis peut-être par le biais du
rêve : mais ce grand continent reste pour l’essentiel englouti, comme on
sait, étant donné le peu de prises que nous avons sur lui et les maigres
récoltes que nous en ramenons.
Les scènes premières, ou communes (car il ne s’agit évidemment
pas d’une scène plus ou moins
fondatrice que nous aurions tous en partage, mais plutôt d’un espace intérieur
d’où l’écriture ramène ses paysages stupéfaits, ses « visions »
interdites) – ces scènes, donc, ne relèvent apparemment pas du seul roman
familial. Pas plus qu’elles ne se réduisent aux aléas d’une trajectoire
individuelle. Elles « traduisent » au contraire dans la langue du
poème une histoire du monde que les hommes n’ont pas écrite autrement et qui
demeure pour l’essentiel incomprise. Tout juste parvenons-nous à en extraire
quelques bribes, au hasard de nos enquêtes.
Je ne suis pas sûr aujourd’hui qu’il y ait une autre leçon à tirer de cette
activité, en dehors des pages éblouies ou stupéfiées qu’elle nous concède et
dont nous avons toujours autant de mal à nous dire les « auteurs »…
Ce que je sais, c’est qu’elle a longtemps troublé mes jours – plutôt que mes
nuits – sans que son énigme essentielle en soit davantage éclaircie. Reprenant
ces derniers temps le chemin du poème, au terme d’une longue absence, je
regarde ces scènes un peu différemment : comme des paysages arrêtés dont l’épaisseur, l’opacité
restent entières mais dont la lumière est plus dense, l’immobilité plus
intense : émanation d’une terre-de-langage
dont j’accepte à présent de ne pas savoir justifier l’existence mais que
j’arpente toujours avec la même innocence, le même éblouissement – puisque que
le poème naît bel et bien de sa traversée.
[à suivre]
1. Je fais référence au passage suivant : « Contrairement à ce qui
advient dans l’usage courant, ce n’est PAS le sens qui cherche en premier lieu
à se transmettre dans la langue du poème, mais l’ombre projetée sur les mots
(et la grammaire) de ce que l’on nomme ici « scène première » – dont
l’écriture, globalement, serait la métaphore ? – et l’humanité, le reflet
? – Suspension. » (« endquote »,
p. 167).
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