Thierry Bouchard, éditeur et poète.
A propos de Thierry Bouchard, les hommages qui furent composés au lendemain de
son décés
en août 2008 et puis ensuite, la très rigoureuse exposition programmée par
René Piniès au Centre
Joë Bousquet de Carcassonne pendant l'automne 2011, avaient principalement
permis d'évaluer la trajectoire d'un magnifique éditeur-typographe. Patiemment
attendue, la récente parution chez Georges Monti du dix-huitième cahier du Temps
qu'il fait approfondit et déplace cette perception : elle permet d'appréhender
plus précisément le double destin d'un éditeur et d'un poète. Ce cahier 18 est
conduit par Christian Hubin et François Lallier : il regroupe d'une part des
témoignages et des études, d'autre part une douzaine de photographies, des
textes inédits et des fragments de la correspondance de Thierry Bouchard.
Son nom de poète était Jean-Baptiste
Lysland, son œuvre est pour l'heure inaperçue. Dans leur préface, Hubin et
Lallier notent très justement que "ce double nom témoignait moins d'une
séparation voulue entre deux domaines de son activité que d'une sorte de
discrétion qu'il s'était imposée, nourrie d'un sens du secret : non un
masque mais la condition jugée nécessaire pour entendre, faire entendre,
l'énigme d'une voix, de ses éclats, de ses intermittences". Pour
quelques-unes de ses traductions, Thierry Bouchard avait adopté des hétéronymes
issus d'un voyage à Prague en compagnie de son grand ami, le graveur Peter
Herel : Pavel Zadny et Vaclave Andele. Plusieurs fois cité dans l'ouvrage
maquetté par Georges Monti, l'un des recueils les plus signifiants de Thierry
avait pour titre Dans la perdition du nom (1989) ; trois années
plus tard, un autre livre s'intitulait Poème sur un nom perdu dans l'ombre
des mots.
A ce cahier Th.B (c'est ainsi qu'il
signait souvent son courrier) s'associent les 313 numéros d'une Bibliographie
des livres imprimés de 1975 à 2008 par Thierry Bouchard sur ses presses de
Losne, impeccablement réalisée par l'un de ses proches amis, Jacques-Rémi
Dahan, par ailleurs auteur d'ouvrages consacrés à Charles Nodier, co-rédacteur
aux côtés de Jean-Luc Steinmetz d'un récent volume Jules Verne de la
Pléiade. Imprimés par Yves Prié sous l'enseigne des éditions Folle Avoine,
cent exemplaires sont disponibles, accompagnés pour leur tirage de tête par une
gravure de Peter Herel (on se procure l'une ou l'autre de ces deux versions,
chez Yves Prié, pour 15 ou bien 30 euros). Leur impression procède d'une
maquette antérieurement imaginée par Thierry Bouchard. Sentant la fin venir,
Th. B avait rédigé et composé l'essentiel de cette bibliographie : les
menues incomplétudes de ce premier travail ont été rectifiées par Jacques-Rémi
Dahan, avec le concours d'Amanda Bouchard-Warf.
Le sommaire de ce cahier dix-huit est
une très belle réussite. Pierre Chappuis se souvient de "la passion
intime" d'un typographe-éditeur qui, "s'appuyant sur les
grands imprimeurs et graveurs du passé, et plus récemment, Gilbert Lély ou Guy
Levis Mano, n'aura eu volonté que de renouveler leur héritage". Pierre
Dhainaut présente Thierry comme celui qui "ne se lassait pas
d'apprendre". Il retrace quelques-unes des premières rencontres qui
lui permirent de s'orienter : entre autres, celles de Jean Malrieu aperçu à
Penne-du-Tarn quelques saisons avant sa mort, et presque simultanément l'amitié
qui se noua avec Gaston Puel, le poète avec qui "il fit plus de livres
qu'avec quiconque". Le 6 de la rue Huyghens où Th.B avait croisé Guy
Levis Mano et le village de Lavaur dans le Tarn où il venait retrouver Puel,
l'éditeur de La fenêtre ardente, figuraient parmi ses plus constantes
références.
Pour sa part Pascal Commère se souvient
des livres de Thierry "minces et couverts de papier cristal, comme
l'était chaque volume de sa bibliothèque personnelle" et de sa
silhouette d'insurgé permanent, "lecteur de Segalen ... habité d'une
longue attente"... "traficotant dans le cambouis, bataillant avec les
fondeuses"... "pour ne garder que ce chant mezza voce d'un chœur
capable de tenir, dans l'instant bref, la tragique beauté du monde et son
effacement".
Yves Peyré confia à Thierry Bouchard
l'impression de plusieurs tirés à part de L'Ire des vents :
par exemple Les hauts de Bühl ainsi que Du gérondif, des textes
d'André du Bouchet. Il avait lié connaissance avec Thierry au moment de la
parution du livre que je tiens pour son chef d'œuvre absolu, les Trois
remarques sur la couleur d'Yves Bonnefoy et Bram Van Velde, "l'un
des livres, écrit Peyré, les plus séduisants des fastueuses années 1970,
les cinq lithographies de Bram dans leur noir et rouge éclatant à la manière de
signes à considérer infiniment". Dans son texte, Peyré souligne le
rôle joué dans la formation de Thierry Bouchard par les imprimeries Darantière
et par Michel Roy qui était alors "le meilleur professionnel de
France" : «Thierry devenait le dépositaire d'une pratique et d'une
mémoire ... Michel Roy voulait que l'aventure se poursuive et il plaçait
en Thierry son espoir".
L'inachèvement fut souvent son lot, une
part inguérissable de la vie de Thierry Bouchard restera vraisemblablement
scellée. Au fil des pages de ce Cahier, il est quelquefois fait discrètement
mention du décès de sa première compagne, ou bien du versant sombre de sa
maison de Losne hantée par les disparitions - un accident de voiture - de son
père et de son frère aîné. Th. B conservait impeccablement son courrier :
d'autres archives plus conséquentes seront un jour révélées, plusieurs de ses
proches souhaitent vivement qu'elles soient un jour déposées à l'Imec. Les
extraits qui sont donnés de sa correspondance évoquent déjà l'isolement et le
tempo fiévreux, les moments noirs de son parcours : "absence de
publicité, impossibilité d'en avoir ou de rien faire si l'on ne passe pas sous
les fourches caudines (si encore on vous y laisse passer) du
parisianisme"... "je ne dors plus guère avec le travail actuel :
inutile de rajouter des couloirs serrés de livres (à faire) aux galeries de
l'insomnie" ... "Il y a comme un sort ... je me suis passé la main
droite dans la (grosse) machine, soit il y a 15 jours. Je n'ai rien fait, avec
les tendons et les cartilages écrasés depuis".
Une lettre adressée à Pierre-Albert
Jourdan qui publia l'un de ses textes dans le n°8 de sa revue Port-des-Singes,
"je pars un peu, demain, pour Aix, 6 jours "- m'aura permis de
mieux dater le souvenir lumineux d'un fragment d'été - août 1981 - passé en sa compagnie : Thierry
Bouchard et Rémi Pharo souhaitaient mieux connaître L'Arrière-pays
d'Yves Bonnefoy, nous nous étions rendus du côté de Simiane la Rotonde et de
Valsaintes. Pour continuer d'évoquer des moments encore plus heureux de cette
existence, on apercevra dans un courrier adressé à Monique Mathieu, la compagne
d'André Frénaud, le merveilleux bouleversement introduit en août 2001 par la
naissance d'Henry, l'enfant d'Amanda et Thierry Bouchard : "Henry dort
et sourit. Il est toujours entouré de fées, de magiciens, clowns, escrocs,
abrutis et gamines, ça n'a pas l'air de le troubler".
"Dans la nuit environnante, écrivait Thierry, il faut qu'un être
veille aux fastes". On se souviendra de Th. B un peu comme
aujourd'hui, on se souvient de personnages irremplaçables comme Pierre
Bettencourt, Edmond Charlot, Henry-Louis Mermod et François Di Dio. On lira sur
ce lien du site des éditions du Temps qu'il fait l'extrait d'une
contribution de David Mus qui rappelle que Th. B était "linguiste
savant et Tintinologue". David Mus marque très bien que, du vivant de
Thierry, une époque achevait de s'effacer. Nul ne sait à présent ce qui pourra
s'ensuivre : "À la fin, c'est moins le temps qui lui faisait défaut que
les temps, qui se montraient perfides. Depuis longtemps il savait que le
terrain où il avait bâti son art et sa passion se dérobait sous ses pieds. Les
arts du plomb étaient morts avant lui ; le temps du beau livre était
révolu".
L'un des textes les plus justes de cet
ensemble, l'article qui m'a paru le mieux cristalliser les enjeux de ce Cahier,
vient du peintre et graveur Patrice Corbin. À propos de la dualité Bouchard /
Lysland, il situe "la colère de l'homme qui se scrute dans son
inachèvement ... une brisure, une séparation", et puis, sur l'autre versant,
"l'obstination de toute une vie". Corbin silhouette "un
corps de maigreur", "ce déchirement entre le savoir-faire de
l'imprimeur Thierry Bouchard et cette question récurrente, obsédante, celle qui
taraude, cet "à quoi bon?" des mots imprimés". En face de
quoi, Th. B alias Jean-Baptiste Lysland, avait pressenti une réponse
définitive, extraite de son recueil Des icônes secrètes : "Quand
ma mort viendra, elle aura tes yeux, mais c'est à moi que reviendra la victoire
: car il n'est d'autre victoire que d'accepter de tout perdre enfin".
[Alain Paire]
Cahier Dix-Huit du Temps qu'il fait
: Thierry Bouchard, février 2013, prix 30 euros. Ouvrage publié avec le
concours du Centre National du Livre. Textes d'Yves Bonnefoy, Jean-Yves
Bosseur, Michel Butor, Pierre Chappuis, Manuel Cajal, Pascal Commère, Patrice
Corbin, Philippe Denis, Pierre Dhainaut, André du Bouchet, Thierry Fournier,
Lorand Gaspar, Petr Herel, Christian Hubin, François Huglo, François Lallier,
David Mus, Remi Pharo, Yves Peyré, Yves Prié, Gaston Puel James Sacré. Peintures
de Nasser Assar, Gilles du Bouchet, Olivier Debré, Claude Faivre, Nicolas
Fedorenko, Jacques Hartmann, Petr Herel, Franck André Jamme, André Marfaing,
Patrice Vermeille, Zao Wou-Ki. Bibliographie établie par Jacques-Rémi Dahan.
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