Des bords de Bornéo / des
débords du poème
Jacques
Demarcq
Un poète
a souvent des « je » — des désirs — étendus… Ce qui n’aide guère à être…
entendu.
Nathaniel Tarn, entre autres, est anthropologue, traducteur (de Neruda, de Segalen,
du maya) et voyageur. Son traducteur français, Auxeméry, court lui aussi le
monde et nourrit ses livres de ces deux expériences : traduire, voyager. Il y a une relation de va-et-vient entre le désir
quelque peu féminin d’introduire un texte étranger dans la substance de sa
propre langue, et celui assez viril d’explorer, pénétrer des contrées qui pour être
sauvages ne sont plus nulle part inviolées par la dite civilisation.
Le long poème final qui donne au livre son titre, Sur les fleuves de la forêt, est né d’un voyage effectué en 2005, à
78 ans, dans le Sarawak, territoire de la Malaisie orientale au nord de Bornéo.
Tarn espérait y observer les oiseaux et rencontrer des communautés spoliées par
des « plantations de palmiers à huile : économiquement très /
rentables mais secs comme de la poussière d’argent comptant. » De la « bande
étroite de forêt vierge restée intacte », de ces « portes de
l’Eden », impossible de faire sentir la beauté à des « Touristes qui
[…] / ne viennent voir que les singes
[…] / parce que c’est ce que les brochures disent de voir. »
Renonçant au pittoresque des journaux de voyage, le poème des lointains
affronte l’intraduisible d’un inconnu sans nom, pour l’auteur avant ses
lecteurs. Au poète, l’édénique nature referme ses portes, comme à l’ethnologue les
secrets indigènes se dérobent. Dans la forêt tropicale,
l’« oiseau » reste invisible en
haut de la canopée,
et
ne va pas descendre pour que l’entrevoie l’homme immergé.
Une
feuille qui tombe, et non, ce n’est pas l’oiseau,
ce
mouvement de-ci de-là, c’est un papillon :
dans
la forêt les papillons viennent se montrer ;
mais
l’oiseau, non, il préfère mettre une feuille
devant
lui et dire « Coucou ! oui, je suis
oiseau
— mais toi, jamais tu ne
m’observeras ! »
Bornéo n’est à la fin du livre que la borne dépassée des menaces qui pèsent
sur la planète. Au quotidien, Tarn vit près de Santa Fe, Nouveau Mexique, à
2 000 m d’altitude dans les Rocheuses. Plusieurs poèmes évoquent la sécheresse
et les incendies, liés au réchauffement, qui détruisent aussi sauvagement les
pinèdes de ses montagnes que les maigres palmiers à huile font abattre des géants
de 60 m. Pour autant, il cherche des raisons d’encore espérer : « Hope,
only source of poetry », écrit-il. Et aux menaces, il répond par d’autres
avec le sourire :
Sale année pour les oiseaux-mouches ! — on le dit partout. Ils
ne viennent plus aux mangeoires.
Les experts déclarent « Bah, saison
de reproduction, ou bizarrerie
du temps » ou ceci-cela. Flippé,
de mauvais poil, ordonne aux
nains de visiter le jardin.
Un colibri à gorge noire vient
enfin jusqu’aux mangeoires
et je lui dis ceci, les yeux
dans les yeux : « Va dire à tes amigos
qu’ou bien vous rappliquez comme
à la parade ou je vais vous
chercher dans la brousse et vous
transforme en sandwich au colibri.
Depuis les troubadours — et quand on s’appelle Tarn, on reste leur voisin,
même au Nouveau Mexique — les oiseaux sont porteurs des secrets du poète et
plus encore du poème. Tarn se veut un lyrique, avec un sens du « choral »
amplifiant sa voix (cf. ici) En 2007, un an avant ce livre, il publiait un recueil d’essais
intitulé The Embattled Lyric, le
lyrique en bataille. De chœur avec ce qui se bat pour survivre, tel « ce
crabe à carapace molle [qui] dresse / ses défenses contre un humvee » (un 4 x 4 militaire),
Tarn s’en prend à l’idéologie américaine mondialisée dans une série de « War Stills », Instantanés de
guerre. Ce faisant, il se place dans la lignée épique, ou chorale, qui traverse
la poésie américaine de Whitman à Ginsberg, secouant volontiers ses vers
d’embardées à la Olson – autre raison sans doute de l’intérêt d’Auxeméry.
Défendant la vie, Tarn se tourne vers l’art, sa manifestation suprême, à propos
de deux peintures violentes. Du retable d’Issenheim (de Grünewald, à Colmar) il
donne une description parmi les plus nouées depuis celle, brillante, de Huysmans.
Le Supplice de Marsyas du Titien (au château de Kromeriz, Tchéquie) le
ramène à l’actualité en 2003 de la guerre d’Irak :
Les spécialistes ? Il y a ceux qui sont spécialisés en tuerie
et ceux qui sont spécialisés en
simple mort. […] Et puis
les quatre ou cinq éminents
meneurs dans le peloton des tueurs
déblatèrent à
l’envi sur les écrans télé (la télé, encore et encore) :
le redoutable défilé des
spectacles télé, le déroulé sans fin de la
més- et dés- (désinformation à
l’état brut) À marcher au milieu
des arbres d’ici, désir,
par-dessus tout, d’aller voir
Marsyas. Pendu à son arbre, il
est tête en bas,
[Jacques Demarcq]
Nathaniel Tarn, Sur les fleuves de la forêt,
traduit par Auxeméry, Vif éditions, 24 €
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