D’emblée, le pluriel du titre dit
assez le refus d’une position surplombante visant à une énième théorie du
lyrisme. Pour faire bref, je dirais que Rabaté considère le lyrisme comme
l’expression d’une pulsion de vie poétiquement formalisée en des gestes
singuliers d’écriture. Et cette individualisation du geste, qu’il date de la
fin du vers régulier avec Baudelaire (p.19), signe pour lui la naissance de la
poésie moderne, caractérisée par sa « performativité » :
« la poésie est peut-être le régime de discours ou le niveau d’intensité
de cette performativité diffuse de la parole (celle qui m’oblige aussi bien à
être là où je parle, là où la parole me parle) est le plus élevé. » (p.23)
En même temps, privée de son assise métrique traditionnelle, la poésie entre
dans une phase riche autant qu’instable : « l’interrogation reste bien celle des pouvoirs des mots, contre
la mort, et pour décrire la réalité. Pour chercher des voies de sortie, des
modes de contact, pour inventer une manière de se tenir ensemble. » (p.24)
Les études, qui suivent cet avant-propos et constituent les différents
chapitres de l’essai, sont autant de « gestes », de façons d’ouvrir
l’œil sur la poésie moderne et contemporaine. L’analyse de Rabaté est toujours
fine et sensible, très attentive à la texture, la technique d’écrire, sans
jamais devenir pédante. Pour s’en convaincre, on peut se reporter au
commentaire du vers d’Eluard, « Vingt-huit novembre mil neuf cent quarante-six »
(p.192), par exemple.
Ce livre est un essai, mais il peut prendre des allures de promenade. Le
chapitre « Promettre » étudie la « séduction du futur »
comme temps lyrique, par opposition à l’habituelle exaltation du présent ou la
nostalgie du passé : en quelques pages, le lecteur rend visite à Malherbe,
Hugo, d’Aubigné, Aragon, Desnos, Verlaine, Baudelaire, Rimbaud, Bonnefoy… mais
il retrouve aussi certaines chansons de Brel, Nougaro, Ferré… dans lesquelles
cet appel au « futur lyrique » est aussi présent qu’efficient.
Dans sa collecte de « gestes », Rabaté conserve une grande liberté.
Certains chapitres sont centrés sur un seul auteur, voire un seul titre de cet
auteur : Frénaud et la défiance lyrique, Bonnefoy et la voix, Olivier
Cadiot et « le statut du solitaire contemporain »… Mais d’autres font
graviter quelques poètes autour d’un motif : la fenêtre pour Baudelaire,
Mallarmé, Apollinaire, Ponge… ou la très belle étude sur le temps arrêté du
deuil chez Deguy, Eluard, Roubaud. Enfin, certains chapitres sont plus
panoramiques et s’organisent autour d’une question : « Interruptions
– Du sujet lyrique » (ch.4), « Poésie et autobiographie (ch.5),
« Situation de la poésie contemporaine » (ch.10). Ces dernières
sections ne sont pas plus précieuses parce que plus englobantes (l’étude sur le deuil, qui porte précisément
sur trois poètes, ouvre aussi sur la question très large de l’élégie, par
exemple), mais ces séquences offrent des perspectives de réflexion et des clés
possibles pour saisir sinon organiser la poésie moderne. Ainsi, dans le
chapitre 4, Rabaté pose « l’interruption » comme « geste
poétique fondamental (…) pour la poésie du vingtième siècle dont nous
héritons. » (p.94) Refusant l’opposition binaire, dépassée, entre « lyriques
et anti-lyriques », il propose avec justesse « un régime
oscillatoire, nécessairement tensionnel, entre le chant et ce qui le
défait. ». Ceci lui permet de rendre compte « des multiples ruptures
que la poésie entérine, décrit ou signifie : béance ou écart entre le
sujet lyrique et la langue, entre le sujet et son destinataire, entre le sujet
et le monde, conçu comme altérité inaccessible. » (p.95) Tout ce
développement est vraiment éclairant pour comprendre pourquoi un lyrisme brut,
ou à l’ancienne, n’est plus guère possible aujourd’hui. C’est aussi faire un
pas de plus par rapport à la notion de « lyrisme critique » avancée
par J.M. Maulpoix. Il n’y a pas de nostalgie, pas de paradis lyrique perdu,
chez Rabaté. Seulement un pur constat : « Pour la poésie moderne, le
lyrisme ne peut avoir encore lieu que dans la conscience de ce qui nous en
sépare. » (p.101)
Je voudrais conclure sur le plaisir de lecture que donne cet essai. Outre son
intelligence lisible, ce qui n’est pas peu, je crois que cela tient à trois
éléments. D’abord, la position prise par le critique : « La critique
est ainsi à concevoir comme un lieu d’accueil et d’écho de l’œuvre. C’est à
cela qu’elle aspire modestement, s’effaçant derrière le texte qu’elle met en
avant. »(p.155) Ensuite, le fait que le sérieux de la réflexion n’interdit
pas quelques touches d’humour : un essai où l’on peut découvrir au détour
d’une page le mot « cucul », ou bien un coup de chapeau à Gotlieb,
demeure une denrée rare. Enfin, si l’analyse objective domine, l’auteur ne
s’interdit pas d’exprimer un sentiment, une préférence, un jugement de valeur,
une expérience personnelle… Sans aller jusqu’à créer une familiarité entre
l’auteur et le lecteur, cela établit une sorte de proximité, sans doute illusoire,
mais de loin préférable au ton lourd et pontifiant que peuvent avoir certaines
études littéraires.
[Antoine Emaz]
Dominique Rabaté, Gestes lyriques, Editions
Corti, collection « Les Essais »
256 pages, 20€