« C’est quelque chose
qui m’est apporté comme par le vent, de l’intérieur ou de l’extérieur – ou les
deux à la fois ? Je suis assez bien entraîné maintenant, depuis toutes ces
décennies, si bien que je pense de façon concise. Ce que j’ai pensé, malgré
moi, a une forme étrange, sans même que j’aie la volonté ni l’idée d’une
formulation. Je le note, et cela me fait du bien. Je tombe parfois sur ces
phrases comme sur des messages, et je me dis : “c’est curieux, il n’y a
encore jamais eu cette forme ou cette figure de phrase. Ce serait dommage que
ce que ce vent m’apporte soit emporté loin de moi” – et alors je le saisis
doucement, sans l’emprisonner. »
Peter Handke, Une année dite au sortir de
la nuit, traduction de l’allemand par Anne Weber, Le Bruit du temps, 2012,
quatrième de couverture.
○
« Quand je m’installe au café le matin, je sais que je ne serai pas
dérangé. Je pourrai suivre le développement de mes idées ou me laisser dériver
en écoutant distraitement les conversations, laissant mes pensées libres de se
rappeler à mon attention quand elles le voudront. [...] Ce qui m’importe, quand
je m’installe ainsi, c’est de me sentir dégagé de toute obligation, même celles
qui viennent de moi. [...] Quand j’atteins cette souveraine disposition, un
vide se crée. De ce vide presqu’invariablement, au bout d’un moment une idée
surgit. Je la note si le mot juste se présente [...] Ces moments délicieux de
suspension, d’attente distraite, d’attention à rien – sont le départ de tout.
Quand une idée va naître, il se produit un frémissement. Je concentre sur lui
mon attention afin de la cueillir à l’instant précis où elle prendra forme,
avant qu’elle ne se dissolve de nouveau ou ne se mêle à d’autres. Je dois être
rapide, de peur que la perte ne soit irréparable – tel un héron qui attend au
bord de l’eau, impassible, et d’un geste imparable saisit sa proie dès qu’elle
fait surface
Quand j’ai raté mon coup et que la pensée erre dans les parages, je reprends
mon immobilité et j’attends qu’elle se présente à nouveau. Il arrive que la
prise soit prématurée. Dans ce cas, je la relâche et j’attends qu’elle revienne
mieux formée.
Jean-François Billeter, Un Paradigme,
Allia, 2012, pp. 7 à 9.