Nous aimons Jacques Demarcq et il nous le rend : sa poésie est
généreuse – pas de lésine ! — et
toujours inventive. On reconnaît sa patte au premier coup d’œil, toute page de
cet écrivain donnant à voir autant qu’à entendre. Ses livres sont aussi gros
que des romans (Les Zozios, 2008, 350
pages), mais ils assemblent, par chapitre, des poèmes. Peut-être a-t-il appris
cela de ceux, très différents, qu’il a subtilement traduits : E. E.
Cummings, Gertrude Stein, Andrea Zanzotto. Il vient de publier Avant-taire (Nous, 176 pages), une
bouleversante et tonique autobiographie, aux voix, styles et points de vue
changeants, ne ressemblant à rien de ce qu’on a pu lire ces dernières
décennies. Entretien avec l’une des voix singulières de la poésie
d’aujourd’hui.
Valérie Rouzeau : Jaune d’œuf et turquoise le livre
des Zozios*, jaune d’œuf et framboise
cet Avant-taire qui paraît chez Nous
et que vous sous-titrez « roman en vers », faisant référence,
j’imagine, au Chêne et Chien de
Queneau ?
Jacques Demarcq : J’aime
Queneau, parmi beaucoup d’autres. Les poèmes des Zozios sont souvent narratifs : des saynètes, des fabulettes,
des allumettes… Dans Avant-taire, ça
va plus loin. Les textes ne s’enchaînent pas toujours, l’approche change à
chacune des trois parties : subjective avec narrateur, puis presque objective,
jusqu’au lâcher-tout de l’invention formelle. Mais un récit se construit-déconstruit :
des épisodes se répondent, des personnages reviennent, d’autres sont suscités
par quelque détour du récit. Ça n’était pas prémédité, je m’en suis rendu
compte en écrivant, et j’ai accepté ce « roman » nourri d’éléments
biographiques revus et augmentés.
Que ça se déroule « en vers », selon des techniques variées, le
chantonnant mêlé au quasi prosaïque ou au bris des mots, m’a permis d’éviter
l’épanchement – pas mon truc –, risquant plutôt des hypothèses à demi
sérieuses, ne réprimant pas des rires jaunes. En vers aussi ou poèmes, parce
qu’il arrive que des mots parlent d’eux-mêmes, sautent à l’oreille ou l’œil,
éveille de l’enfoui ou de l’inconnu, et que l’écriture réagisse.
Un texte n’est pas le produit neutre d’un esprit. Les mots, les phrases, les
lignes bougent. L’auteur bataille avec ça, et je tiens à ce qu’il reste du
mouvement, du mobilisable sur la page.
V.R. : Un retour en enfance ? Une manière de testament ?
J.D. : Non. Le narrateur n’est ni jeune ni moribond. Dans la première
partie, « Inventaire », il examine son enfance plus qu’il ne la revit
– un peu comme Tristram Shandy. Un personnage y apparaît dont il ignorait tout,
avant son adolescence, lorsqu’il a appris porter le prénom, Jacques, de ce
cousin résistant arrêté à 16 ans, en 1942, mort dans un camp nazi début 1945, avant
la naissance du narrateur. Un anonyme sans gloire, ce cousin : trop jeune,
il a parlé, livré ses camarades, qui l’ont ensuite soutenu. Dans la seconde
partie, « Aventures », dont il est la figure centrale, j’en ai fait un
non-héros générique, reconstituant son parcours à partir du peu de
documentation le concernant, augmentée de mes lectures sur la Résistance et les
camps.
Toujours est-il, c’est le nœud du livre, que ce prénom partagé a pu
m’apparaître comme un sort, une mauvaise pioche, non sans quelque doute et
ironie de la part de l’incroyant que je suis – me méfiant plus que tout des
noms, des mots. La guerre, ai-je imaginé, a volé la jeunesse de ce cousin comme
à mon enfance, et son heureuse ignorance, a brutalement mis fin la maladie puis
la mort du vieil homme qui m’avait recueilli. Destins incomparables, dont
pourtant le premier, celui du cousin mort, déteint (sous-entend le destin) sur la
vision qu’a le narrateur du sien, dans un contexte familial, local, historique
pesant soudain comme une fatalité, avec en plus une main palmée, le gamin, une
colonne vertébrale tordue, sinon torturée. Il y a là du fantasme, le narrateur
le sait : il se débat dans des hypothèses, plus inquiètes que rassurantes,
où le dramatique frôle le drolatique.
Un roman est une fiction. Est-ce qu’en vers, la fiction touche encore le
lecteur ? J’espère. D’autres m’ont précédé, nombreux, depuis le
chevaleresque Chrétien de Troyes.
V.R. : Qu’est-ce qui vous a mené à la poésie ?
J.D. : Une réponse culturelle serait de dire l’école, de la récitation
idiote aux études universitaires. Sauf que l’institution m’a surtout fourni les
armes d’une révolte. Écrire des vers, c’est refuser le convenu, les idées
préformulées par la culture, la société. Étant entendu que toutes les formes
poétiques sont à bousculer, à commencer par celles qu’on maîtrise un peu trop.
J’aime les livres aux formes et tonalités variées, hétérogènes. Je n’ai pas un style, étant évidemment plusieurs.
Une autre réponse est donnée dans Avant-taire :
j’ai commencé à écrire adolescent, contre des géniteurs qui m’ont récupéré – ou
ont tenté – après m’avoir abandonné. Le roman redessine une famille au
narrateur : père = grand-père par alliance ; mère = tante ;
frère = cousin mort jamais rencontré. Poésie : donner un sens moins pourri
aux mots de la tribu. Variante : couper les amarres, partir au hasard du
Harar. Qui se lie à des racines se plante : la création est sans gènes.
V.R. : Rares sont les poètes français qui fassent preuve d’humour :
parti pris ?
J.D. : Pas de poème que j’aie lu avec intérêt sans un soupçon
d’humour, depuis Homère au moins. C’est valable aussi pour le roman, l’essai.
Un poème, faut xa chante et xa grince en même temps ; et puis xa s’moque
de la supposée poésie. Le vers, par sa vitesse d’énonciation et ses coupes,
porte à l’humour. Charlot, Buster Keaton ont des gestuelles rythmées, mesurées,
prosodiques. Même dans le sentimental ils sont drôles, sans effet comique
calculé. J’ai laissé se glisser des sourires jusque dans l’histoire tragique du
cousin déporté. « Si tu ris, c’est que tu as peur » (Bataille).
L’humour prouve l’émotion.
V.R. : Avant-taire complète-t-il,
prolonge-t-il Les Zozios ?
J.D. : Les deux livres ont des tonalités opposées. Certains auditeurs
le regrettent à l’issue d’une lecture publique : pourquoi lisez-vous les
textes d’un autre ? demandent-ils. Les
Zozios, en surface, c’est léger, ludique : les jeux volages de l’amour
et du monde autour. Avant-taire n’est
pas moins heureux ; la mort d’êtres chers et la barbarie des guerres y
sont toutefois plus présentes, avec un sens aigu des incohérences du destin.
Dans mon esprit, ce titre très ancien d’Avant-taire
– il date des années 1980 – est un programme annonçant Les Zozios, où il arrive à la langue de ne rien dire, seulement
gazouiller. J’aime que tout finisse par des chants, fût-ce avec canards ;
ainsi dans les dernières lignes d’Avant-taire.
V.R. : L’activité traduisante (pour reprendre l’expression de Mounin) occupe
quelle place pour vous ? Pourriez-vous ne pas traduire, en plus
d’écrire ?
J.D. : Traduire m’a beaucoup appris. Techniquement, c’est sortir des
dictionnaires, accoupler deux textes dont les langues n’ont pas de rapport pour
faire, dans l’idéal, qu’ils jouissent pareil séparément. C’est aussi une
expérience, revenant à s’intrAduire en d’autres, les exprimer sans se confondre
avec eux – comme un romancier avec ses personnages. Les volatiles des Zozios étaient autant de marionnettes
dont je traduisais les gazouillis en simili-français. On pourrait dire d’Avant-taire que c’est la version en
vers, dont beaucoup de sonnets, d’un roman dont la prose serait inadmissible –
d’ailleurs elle n’existe pas.
J’ai beaucoup appris du sonnet en traduisant Cummings, qui en élargit
considérablement les dispositifs. Les siens sont descriptifs, amoureux,
satiriques ou méditatifs. Je sors de cette tradition thématique (Du Bellay,
Shakespeare, Keats, Baudelaire, etc.) en employant le sonnet dans une narration
suivie, qui se trouve de la sorte rythmée – ou mieux : frappée, y compris
visuellement – par page.
V.R. : Comment vous situez-vous dans le paysage poétique d’aujourd’hui en
France ?
J.D. : Se situer supposerait d’avoir une place. Qui en cherche une ou
croit en avoir est déjà mort. Les places sont distribuées a posteriori, par la
critique ou l’université. Je suis dans l’action, ni juge ni arbitre. Un poème
est pour moi un acte, plus qu’une expression. Lisant avec plaisir des écrivains
de ma génération ou plus jeunes, il m’arrive de me sentir un moderne
attardé ; donc pas d’actualité ! Mais ce n’est pas mon souci.
« Un artiste, un homme, un raté doit poursuivre » (Cummings). Tant
que je compose des pages, tout va merveilleusement bien.
[12 juin 2013]
[Propos recueillis par Valérie Rouzeau]
Avant-taire, éditions Nous, 2013, 18€