La poésie de Joyce connaît un
regain d’intérêt que trois traductions récentes soulignent. La Nerthe a
rassemblé, en février 2012, Musique de
Chambre, Pomes Penyeach et Ecce Puer, traduction et préface de
Philippe Blanchon. Aux éditions
Allia, en septembre 2012, a paru Pomes
Penyach, proposé dans une traduction de Bernard Pautrat qui donne également
une postface. Chez Le Bousquet – La Barthe éditions, à l’automne 2012, enfin,
voici une traduction mesurée et versifiée de Musique de chambre, signée Adrien Luis et préfacé par l’artisan de
l’édition Pléiade des œuvres de Joyce, Jacques Aubert.
Le volume de Blanchon est chronologique. Et ce traducteur de dissiper
rapidement l’idée qu’on aurait affaire à une écriture secondaire de
Joyce : « ses poèmes participent pleinement à l’ensemble de la
construction joycienne et […] c’est une erreur de les minorer, ou pire encore
de simplement les marginaliser avec condescendance. »
Musique de chambre s’inscrit en
regard des « chansonniers » de la Renaissance et propose une poésie
lyrique et amoureuse qui se donne à lire avec une certaine naïveté assumée mais
aussi avec un vrai sens de la référence. Les 36 poèmes réunis sous le titre de Chamber Music suivent une progression de
l’amour qui passe par les lieux communs habituels : l’apparition de
l’amour, les progrès jusqu’au silence de la possession physique (entre les 16e
et 17e poèmes), puis le mouvement s’inverse jusqu’à la séparation et
la solitude, ce qui est un écart avec la lyrique de la Renaissance, mais un
appel vers un poète comme Verlaine (dont Joyce traduisit, notamment « La
Chanson d’automne »).
La musique de chambre est donc
musique d’amour mais elle est aussi, tout simplement, musique. Et il peut être
ici intéressant de juxtaposer, pour un poème, le texte anglais, la traduction
de Blanchon et celle de Louis.
II
Strings in the earth an air
Make music sweet;
Strings by the river where
The willows meet
There’s music along the river
For Love wanders there,
Pale flowers on his mantle,
Dark leaves on his hair.
All softly playing,
With head to the music bent,
And fingers straying
Upon an instrument.
L’anglais, d’une certaine manière, y
est un peu calqué sur un mouvement de douceur et de balancement qu’on pourrait
retrouver dans certains poèmes de La
Bonne Chanson. Et Blanchon de rappeler qu’avec Mallarmé, Verlaine
représentait au début du XXe siècle, une part importante de la modernité
poétique et que Joyce semblait préférer la musicalité verlainienne à
l’hermétisme mallarméen.
Blanchon traduit le poème :
Des cordes dans l’air et sur terre
Font une douce musique ;
Des cordes au bord de la rivière
Où les saules se rejoignent.
De la musique au bord de la rivière
Car Amour y flâne ;
Des pâles fleurs sur son manteau,
De sombres feuilles sur ses cheveux.
Tout doucement jouant
Vers la musique sa tête penchant,
Et les doigts traînant
Sur un instrument.
Musique
et saules, music and willows. Voici deux mots peut-être qui assurent le lien entre
Shakespeare et Verlaine et qui montrent bien que l’écriture de Joyce est
référentielle, c’est-à-dire respectueuse du rapport que les mots peuvent
entretenir avec le passé littéraire.
Parce qu’elle est versifiée traduction de Louis insiste plus encore peut-être
sur ce lien : elle pose la question du maniérisme dans l’écriture dans le
sens où l’on peut peut-être avancer que le style – s’il existe – est d’abord
une manière de reconnaître un auteur au travail des mots qu’il donne.
Des cordes dans l’air et la terre
Donnent une musique belle,
Des cordes près de la rivière
Où les saules pleureurs s’emmêlent.
De la musique au long de l’eau
Là pour Amour qui s’y recueille ;
De pâles fleurs sur son manteau,
En ses cheveux de sombres feuilles.
Et l’oreille tendue
Il joue tout doucement
De ses doigts éperdus
Le long d’un instrument.
Mais en même temps, Louis évite-t-il les béquilles imposées par la quête de la
rime ? Et rend-il vraiment justice à ces poèmes ? C’est ici l’infini
débat, que cette note ne fait que vaguement remuer, sur la traduction de la
poésie.
Quoi qu’il en soit, l’unique poème retenu ici permet d’entrevoir la
« sous-conversation » musicale de Musique
de chambre : pas une référence à des musiciens ou à des musiques mais
une évidence rythmique qui donne forme au poème. Jacques Aubert, dans la
préface à la traduction de Louis évoque, à ce propos : « une pulsion
profonde, qui prit […] la forme d’une authentique vocation de chanteur ».
À l’évidence, le chant est là. Et la musique est toute entière métaphore
amoureuse.
Avec Pomes Penyeach, le lyrisme a
bougé. Il n’est plus dans la célébration mais se concentre peut-être dans le
vers qui clôt le poème « A Memory Of The Players In A Mirror At
Midnight » : « Pluck and devour ! ». Blanchon
traduit : « Arrache et dévore ! » - il retrouve la même
formulation que Jacques Borel, le premier traducteur de la poésie de Joyce en
1967 – tandis que Bernard Pautrat propose « Cueille et
dévore ! » Le lyrisme traditionnel est menacé par une distance qui
tient de la consommation voire de la consumation des sentiments. Pautrat le dit
bien dans sa belle postface : Pomes
Penyeach, c’est un très bref recueil où l’on a une « impression
curieuse de mordre dans du chagrin. »
Borel avait traduit le titre en Poèmes
d’api, faisant entendre le double sens de Pomes. Le fait de ne pas traduire permet sans doute de mieux
entendre l’audace de ces poèmes. Ce sont des Pommes-Poèmes à un sou que Joyce a
écrits : le poème n’est plus sur le piédestal de l’Histoire littéraire
mais il se fraye difficilement un chemin dans le réel. Le début du poème
« A Prayer » permet, peut-être, de s’en rendre compte :
Again !
Come,
give, yield all your strength to me!
From far a low word bretahes on the breaking
brain
Its cruel calm, submission’s misery,
Gentling her awe as to a soul predestined.
Cease, silent love! My doom!
Blanchon traduit cette strophe de la
manière suivante :
Encore !
Viens, donne, cède-moi toute ta
force !
De loin un mot murmure tout bas au cerveau brisé
Son calme cruel, misérable soumission,
Adoucissant son craintif respect comme à l’âme prédestinée.
Cesse, amour silencieux ! Mon destin !
Tandis que Pautrat écrit :
Encore !
Viens, donne, cède-moi ta force toute
entière !
Venu de loin, tout bas, sur le cerveau qui cède, un mot souffle
Son cruel calme, atroce soumission ;
Flattant ma crainte d’elle comme à une âme prédestinée.
Arrête, amour silencieux ! Ma perte !
Le rapport aux mots n’est plus le même, la méfiance envers les mots ou, plus
exactement, la conscience du lieu d’où ils parlent « de loin »
entachent la valeur de la poésie dans l’expression même de sa quête
spirituelle. On n’est pas loin de l’Introibo
ad altare dei qui marque le début d’Ulysse.
Et vient alors Ecce Puer, poème écrit
pour la naissance du petit-fils de James Joyce, en février 1932, juste après la
mort du père de l’écrivain. Pour Blanchon, « il résume un cycle : la
naissance (du petit-fils), la mort (du père). » Mais au-delà de l’émotion
lyrique, c’est l’ambiguïté du sens qui domine, celle qui est toujours à l’œuvre
dans les grandes œuvres de l’auteur. Le dernier des quatre quatrains le
dit :
A child is sleeping; Un enfant
dort ;
An old man gone. Un vieil homme meurt.
O,
father forsaken, Ô père abandonné
Forgive your son! Pardonne ton fils !
Entend-on, bien au-delà de la dimension biographique, que c’est la Bible qui se
renverse ici, quand c’est le père qui est abandonné ? Et, dans le titre du
poème quand le Ecce Homo qui fait
passer de Jésus-Christ à Nietzsche s’inverse dans ce Voici l’enfant,
réécriture de l’hugolien « Lorsque l’enfant paraît », n’est-ce
pas toute la littérature qui se trouve convoquée dans et par le pouvoir de
concaténation de l’écriture ? Ces chavirements, si je puis dire, ouvrent d’énormes
appels et font sourdre comme jamais la matière des mots et toute ses
virtualités.
[Alexis Pelletier]
Références
James Joyce, Musique de chambre –
Pomes Penyeach – Ecce Puer, traduction et préface de Philippe Blanchon¸ La
Nerthe, 2012. 12€
James Joyce, Pomes Penyeach, traduit
de l’anglais et suivi de Poèmes en forme
de pommes par Bernard Pautrat, éditions Allia, 2012. 3,10€
James Joyce, Musique de chambre,
traduction en vers réguliers et rimés par Adrien Louis, préface de Jacques
Aubert, Le Bousquet-La Barthe, éditions,
2012. 11€