Elle-même, c’est-à-dire l’il en elle : ce devenir-ci passe par la maladie
et fixe un sexe à la guérison. Ce texte est une fable, un mythe, un essai
biographique : une tragédie comique qui interroge l’appartenance (mot très
inquiet et très inquiétant) sexuelle depuis un corps amoindri, un corps en
bataille et en révolte contre lui-même et contre les assignations à comparaître
de toutes sortes. La chair développe des cellules qu’une autre agression, celle
livrée par les rayons des médecins, va proprement brûler. La médecine, nouvelle
guerre de Troie, exerce un incendie invisible, dont les flammes lèchent le
cancer : on fait disparaître, on ampute, on découpe et morcelle, on
extrait. Cherchez la femme ? Cherchons la femme ailleurs que dans les
organes signes de la féminité : au-delà ou en deçà des seins et de
l’utérus, dans ce qui reste des extraits du corps, très éloignée d’elle-même,
et cependant encore petite fille, encore amoureuse, plus que jamais conduite
par ces mots justes qui révèlent un féminin hors d’atteinte, excédant tout
réalisme, refusant tout bon sens, toute révélation identitaire. « Ici
entre Gertrude avec son glas : Le
chef-d’œuvre c’est de savoir qu’il n’y a pas d’identité et le produire alors
que l’identité n’est pas ».
Cinq tableaux, ou micro-actes annoncés par la voix Djuna Barnes qui, décapitant
la prose en vers cous coupés, exposent le destin d’un personnage voyageant dans
le sexe comme d’autres voyagent dans le temps. Sur la lune on n’a pas le même
âge que sur terre. Sur terre on se découvre Pierre depuis Pierrette. À partir
d’un nom merveilleux —Mademoiselle Pierrette Davignon —, Liliane
Giraudon (tiens, ça rime !) va consigner quelques traits d’un destin
exemplaire : l’histoire d’une demoiselle dont la durée interne est
hétérogène, toujours changeante, exceptionnellement infinie. Une mademoiselle
issue de Stein qui prend la relève d’une Penthésilée déconstruite par
Kleist ; une mademoiselle qui muera, mutera, mourra à elle-même pour
révéler avec quelle intensité je est un autre. Elle s’endort Mademoiselle et se
réveille Monsieur alors que le titre annonce une Madame. La littérature n’est
plus le neutre : le il, le ça, l’innommable, la terreur grise avaient
renoncé aux bifurcations et aux choix, aux découpes et aux morsures, aux
meurtres et aux crimes. Ici elles (la
littérature depuis la femme, Liliane et ses consœurs : Gertrude, Djuna,
Pierrette et Penthésilée) vivent la question jusqu’à l’ablation. Peuvent-elles se désolidariser de la loi des
femmes et (re)devenir femmes alors qu’elles sont assignées (par la mère, le
frère, l’amant, l’institution, la société, la religion) à la féminité ? Où
vont-elles lorsqu’elles sont abandonnées par leurs organes ? Peuvent-elles
désirer sans déchirer ? Enlacer sans lacérer ?
Et puis le pouvoir se tresse à l’impuissance de la langue : un titre, un
prénom, un nom propre, une légende disent et ordonnent. En écrivant Liliane
Giraudon se fie aux écrivains et à l’écriture, et se défie de tout ordre, si ce
n’est celui de la lettre intérieure au corps vivant. Le texte-corps se calque
parfois sur une étymologie, un ordre crypté, une injonction paradoxale. « On
va trouver des mots pour ça » : ça a commencé comme ça, c’est la
préface qui le dit, éclairant le mouvement de l’écriture sans jamais le
défigurer. Deviens ce que tu es. Soustrais le féminin à la vie. Dénude le corps
pour rester en vie. Épanchement du il en elle, d’un frère en une sœur,
gémellité d’une haine caressant l’amour, que la poésie « descriptive
c’est-à-dire locale » ici mise en œuvre accomplit. Que reste-t-il du moi,
provisoirement conçu, décomposé, recomposé, né après coup, après tous les coups
reçus ? Un sans-visage, un sans-corps, un sans-sexe ouvert à la mélancolie,
celle du cœur qui bat au rythme des désirs. La guérison paraît trop
arithmétique et trop définitive, alors que l’on n’est jamais tant soi-même que
lorsque l’on s’est perdu. « Trouver ce qu’on cherche : un fait
embarrassant. »
Je ne sais comment dire à La Poétesse
que son dernier livre rayonne de la chaleur du corps que l’on voudrait
étreindre et protéger.
[Anne Malaprade]
Liliane Giraudon, Madame Himself, POL, 2013, 84 p., 16€.