Écrire comme on s’attaque à un puzzle d’au moins soixante-douze pièces dont on
ne saura jamais combien de formes exactement ciselées il peut contenir, quel
paysage intérieur il entend révéler, quelle intrigue il dénoue par la
représentation. Un puzzle in(dé)fini, qui dessine l’autoportrait lui-même
fracturé d’une femme éprise, d’une femme aux prises avec les plis extérieurs et
intimes : pliures, pliages, plissements, pliures, replis, dépliants.
Chaque mini bloc de prose, ou de vers (ils sont plus rares), est numéroté et
fonctionne comme la pièce d’un jeu perplexe qui a commencé bien avant ce
livre-ci et qui ne s’achèvera qu’avec la fin de la parole, pli suprême d’un son
courbé par le sens. Marie Rousset conçoit l’écriture comme un exercice ludique
qui emprunte au chantier, à l’exploration, au forage. Attention, travaux !
Quels dépôts de savoirs et de techniques, quelles ombres vont être extraites de
ces profondeurs coordonnées aux surfaces ? Écrire c’est creuser,
découvrir, dépoussiérer, classer, lister, désordonner l’ordre, ordonner le
désordre, mettre sans/sens dessus dessous avec patience, tout en inventant une
phrase-outil qui ne cesse de miner la langue en déminant la grammaire. La
syntaxe est très légèrement dévoyée, les syntagmes se bousculent et se
précipitent, la proposition s’arrête net, se casse la tête, ou casse sa tête, coupée
dans son élan, et ne retrouve son parcours fléché que dans la pièce suivante,
le bloc de texte ultérieur. Parallèlement certains mots quotidiens sont
« trafiqués », tressés les uns aux autres, collés, emboutis,
malléables : « C’est toujours un Soi qui fait bienmal à soi et à un autre Soi. Aujourd’hui, je ne peux plus, ou
exceptionnellement, séparer ces deux mots bienetmal.
Et, quand ils sont employés séparément ils provoquent une déchirure dans mon
entendement. »
Lire c’est alors découvrir un chantier, s’attendre donc, à glisser, tomber,
déraper, heurter, s’arrêter, être surpris, arpenter (avec) les mots un monde en
dé- et construction. On sort du livre très étonné, un peu sonné, heureusement
surpris, avec l’envie de retourner — mais de nuit cette fois, clandestinement
en quelque sorte — dans ce drôle d’atelier qui compile et collecte les
expressions et les livres, les titres et les syntagmes, les extraits et les
citations. Atelier qui contient des fragments de littérature, littérature qui
tient le monde, monde qui maintient le moi. « Mais j’aime les
situations encombrantes contenues. Et ce sont les livres qui contiennent. Qui
me contiennent. Ce sont eux qui résolvent mes quelques colères et fabriquent
par conséquent quelques avancées ». La lecture, ainsi, entame la
réalisation d’un puzzle qui déplie l’impersonnel à partir du personnel. Nous
sommes tous et toutes Marie Rousset, et partageons cette « portion muette »
qui fait de chacun de nous un sujet de parole. Et de la lecture à l’écriture il
n’y a qu’un pli : lire déplie une écriture aussi bien qu’écrire plie une
des lectures possibles.
Ainsi : écrire c’est poursuivre la lecture, dérouler le fil d’un tissu qui
juxtapose et assemble, coud et répare, accroche et distend : « […] je
file tisser la continuation des choses et mettre en place ce qu’il faut ne plus
taire pour aimer cette continuation ». Écrire pour converser avec les
plis, et découvrir des plis là où l’on pouvait croire que le lisse et le plane
s’imposeraient. Les plis dessinent le monde et silhouettent ses anfractuosités.
Plis de papier, plis de chair, plis architecturaux, plis spatiaux et tissus de
plis. Là où ça pense, là où ça imagine, là où ça désire et entrelace, les plis
chorégraphient le temps et la matière, les volumes et l’espace, les songes et
les attentes. La Vie dans les plis
selon Michaux devient, avec Marie Rousset, une conversation avec ce qui
constitue tout à la fois une structure et une forme, une grille d’analyse et
une règle du jeu, un angle d’attaque qui se révèle une perspective d’écriture.
Converser signifie originellement « vivre avec », et c’est bien de courant
de vie et de vie courante, de rapport à l’autre, à la chose, au dehors mais
aussi au plus intime, lorsqu’il déplie l’impersonnel, qu’il s’agit ici. Le
puzzle est assurément intérieur, invisible, inaccessible et inattendu. Il est
le nom de cette recomposition permanente que le « je » invente
lorsqu’il est temps de vivre et d’expérimenter la tension fébrile que constitue
le désir.
[Anne Malaprade]
Marie Rousset, Conversation avec les plis,
éditions de l’Attente, 2013.