Marguerite Duras sur le
plateau d’Apostrophes (à l’occasion de la parution de L’Amant aux Éditions de Minuit en 1984).
– Bernard Pivot :
Je reviens au style. Alors tous les critiques se disent : mais, fichtre,
comment c’est fait ce style, d’où vient sa séduction ? D’où vient son
magnétisme ? […]
– Marguerite Duras :
Vous savez, c’est parce que je crois que je ne m’en occupe pas.
– Bernard Pivot :
Comment, vous ne vous en occupez pas ?
– Marguerite Duras :
Du style. J’m’en occupe pas, dans le livre. Je dis les choses comme elles
arrivent sur moi. […] Comme elles m’attaquent si vous voulez. Comme elles
m’aveuglent. Je pense des mots beaucoup de fois. Des mots d’abord, vous voyez.
C’est comme si l’étendue de la phrase était ponctuée par la place des mots. Et,
par la suite, la phrase s’attache aux mots, les prend et s’accorde à eux comme
elle le peut. […]
– Bernard Pivot :
[…] [C]e qui est curieux, c’est que vous faites des répétitions volontaires,
vous placez des mots d’une manière bizarre qui doit effectivement heurter des
professeurs un peu puristes, ça, c’est l’évidence. Bon, et avec cette chose,
cette chose…
– Marguerite Duras, souriant :
J’avais commencé avec Hiroshima à
être incorrecte.
– Bernard Pivot :
C’est vrai. Avec ce style un peu bizarre, un peu singulier, et c’est là le
miracle, […] vous […] arrivez à dire les choses d’une manière juste, précise. Rapide.
[…]
– Marguerite Duras :
Ça j’en étais pas sûre avant […]. Je me disais : on ne pourra pas tenir
avec ça. On aura envie […] d’un déroulement plus classique de la phrase. Bah
non. Ça marche comme ça. Ça fonctionne comme ça. […] [L]’écriture courante que
je cherchais depuis si longtemps je l’ai atteinte là. Maintenant j’en suis
sûre. Et […] par écriture courante je dirais écriture presque distraite. Qui
court. Qui est plus pressée d’attraper des choses que de les dire, vous voyez.
Mais je parle de la crête des mots. C’est une écriture qui courrait sur la
crête. Pour aller vite. Pour ne pas perdre. Parce que… Quand on écrit, c’est le
drame. On oublie tout, tout de suite. Et c’est affreux quelquefois.
– Bernard Pivot : […] Dans un commentaire à propos de votre film India Song, vous avez dit ceci :
« Un écrivain, c’est intenable […] ».
– Marguerite Duras : […] D’être un écrivain ? Oui. On n’est pas là
quoi. Pas de vie. La vie est ailleurs. C’est un drôle de truc, l’écriture.
Pourquoi on se double de ça, on se double d’une autre vision du réel, pourquoi
tout le temps ce cheminement de l’écrit à côté de la vie. Et duquel on ne peut
absolument pas s’extraire. J’ai beaucoup parlé de ça. […] [J]e sais pas ce que
c’est, écrire, je sais pas.
– Bernard Pivot : Vous savez toujours pas ?
– Marguerite Duras : Non, mais j’ai beaucoup parlé, croyant le savoir. Puis
on me harcelait alors j’ai donné des renseignements. J’ai donné des
renseignements sur l’écrit. Mais savoir de quoi ça procède essentiellement je ne le sais pas. Je ne sais pas ! […]
[Transcription et choix de Matthieu
Gosztola]