Les éditions Gallimard publient un inédit de Stanislas Rodanski : Je suis parfois cet homme.
Enfant de la nuit, je veille. Mes yeux grands ouverts ont contemplé le sommeil. L’orgue du Déluge a brûlé pour moi l’obscurité froide des mers. J’ai vu briller la plus sombre des vagues sur des villes endeuillées, des campagnes alarmées. J’ai vu naviguer les épaves du crépuscule, un fleuve à queue de cheval galoper librement dans le désert métallique des rues blanches. J’ai vu l’azur aux yeux de pierres dures semer la terreur dans la foule attardée sur les boulevards.
J’ai vu des pays carrelés de brumes, où des soldats perdaient le chemin de leurs pas, où des exilés hantaient des bagnes murés de ruines. J’ai vu l’ombre des hommes découper des parois de larmes sur le brouillard sans écho de leur vie.
J’ai vu certains m’aimer plus que leur femme, certaines m’aimer moins que rien.
J’ai vu mon visage rayonner de sang noir au clou d’une croix périmée.
J’ai vu ma solitude où ne frémissait pas une feuille, ma main où ne coulait pas un fleuve. J’ai vu ma mère sur la scène d’un théâtre de corridors – où mourait une étoile, où gémissait un roi aveugle, près de son enfant perdu.
J’ai vu – je dis voir et je vois.
Je suis couché dans la Nuit, sentinelle solitaire de l’aurore du monde. L’Orient partage avec moi le désespoir de faire un signal précoce, d’ensemencer de douleur et de révolte les champs de bataille. J’ai posé sur les plages humides du Déluge l’étoile rousse de mon abjection, pour qu’enfin je reconnaisse en mon corps libre l’identité de mon éternelle passion. Que je sois enfin fraternel et non plus seul.
[...]
Stanislas Rodanski, Je suis parfois cet homme, Gallimard, 2013, p. 48 et 49.
Bio-bibliographie de Stanislas Rodanski