Il faut saluer la naissance, en janvier 2014, des éditions Le Bateau fantôme et de leur collection Vita poetica, dirigées par Mathieu Hilfiger. Dédiées aux « marges de l’écriture » (entretiens, carnets, correspondances, etc.), cette nouvelle collection s’ouvre sur un livre à deux voix, intitulé De jour comme de nuit, où Mathieu Hilfiger s’entretient avec Pierre Dhainaut. En frontispice du livre, deux poèmes : l’un de Pierre Dhainaut dédié à Mathieu Hilfiger (« La nuit du plus offrant »), l’autre de Mathieu Hilfiger dédié à Pierre Dhainaut (« Idus martias »). L’entretien qui suit s’écoute comme un duo de musique de chambre. C’est Mathieu Hilfiger qui donne à la fois les thèmes autour desquels la partition à deux voix va s’écrire (« la nuit, l’enfance, l’écriture, la chambre ») et le ton de l’échange : authenticité, exigence, profondeur, justesse. Entre Mathieu Hilfiger et Pierre Dhainaut, deux poètes de référence, plusieurs fois cités : Rilke et surtout Bonnefoy. Ce qui se dessine ici, sans jamais peser, c’est une discrète et pertinente filiation Rilke-Bonnefoy-Dhainaut dans laquelle s’inscrit aussi à sa façon le jeune poète Mathieu Hilfiger. Pousser la porte de ce livre, c’est pénétrer dans l’atelier de la poésie. Ce premier livre d’entretien définit déjà les livres à venir de la collection Vita poetica comme des caisses de résonance où se joue ni plus ni moins que le sens de la poésie aujourd’hui.
Si ce livre est un écheveau d’une grande richesse, je choisis de ne suivre ici que deux fils qui s’entrelacent sans cesse : la nuit, la poésie. La nuit d’abord. Mathieu Hilfiger insiste sur le fait que « tant de nuits traversent l’œuvre » de Pierre Dhainaut et invite son ami à réfléchir sur les livres La nuit, la nuit entière (2011) et Même la nuit, la nuit surtout (2012). Si Mathieu Hilfiger souligne « la capacité initiatique et créative de la nuit », Pierre Dhainaut, qui cite Saint Jean de la Croix et Novalis, approfondit son rapport privilégié à la nuit. Il met l’accent sur l’importance dans son œuvre des « chambres » « nocturnes » de l’enfance, de l’amour et de la mort, autant de lieu de « révélation ». Il dévoile la fécondité de la nuit qui « nous prépare », « lève les censures », « désarme » notre « volonté » et notre « orgueil », nous fait retourner au « Chaos », pour nous contraindre à « mourir à nous mêmes ». Le lecteur, dans cette traversée des « nuits parturientes », apprend que c’est « presque toujours » la nuit qui « souffle » à Pierre Dhainaut « les premiers mots des poèmes », par « fragments » « énigmatiques » qui « insistent » et auxquels il doit rester « fidèle » dans son travail poétique ultérieur. Il n’y pas de nuit pour Pierre Dhainaut, dans laquelle il ne « s’adresse aux morts ». L’entretien entre ici en résonance, de façon profonde, avec le poème de Pierre Dhainaut offert en frontispice du livre : « Toute chambre est froide / et toute nuit est celle où nous avons veillé un mort ». Mathieu Hilfiger révèle la proximité, sous le signe de l’ascendant de la nuit, entre le geste poétique de Dhainaut et le geste des graveurs de la « manière noire » qui « préparaient patiemment leur plaque et, partant du noir profond, retrouvaient dans l’effort une forme de lumière ». Il y va d’un essentiel « solve et coagula » qui unit, selon Pierre Dhainaut, le poète et l’alchimiste. Mais cette primauté de « l’œuvre au noir » dans l’expérience de la poésie n’a de sens, souligne Pierre Dhainaut, que si le poète parvient à s’ouvrir, sous le signe d’Héraclite et du Tao, à « l’union des contraires », par laquelle la nuit et le jour, les ténèbres et la lumière sont indissolublement liés. C’est dans cette « coincidentia oppositorum » que le poète advient fondamentalement à lui-même.
La force de cet entretien est que l’exploration de la nuit ne se dissocie jamais d’une réflexion en profondeur sur la poésie. Il y va d’une triple recherche de la définition, de la fonction et du pouvoir de la poésie dans notre « temps de détresse » (Hölderlin). Le poème, Pierre Dhainaut le définit avant tout en termes de « protestation » et de « soulèvement ». Mais cette dimension d’insurrection ne doit pas se traduire par une violence excessive contre la langue : « Les poèmes n’ont pas (…) à saccager la langue, ils la réinvestissent en la déliant ». Dans cette perspective, il importe que les mots, saisis dans leur dimension musicale et rythmique, parviennent à « prendre chair » sous le signe d’une triade à vocation heuristique : « ils s’aèrent, ils résonnent et ils rayonnent ». La réflexion sur la fonction de la poésie est à la mesure de cette définition de la poésie. Mathieu Hilfiger et Pierre Dhainaut s’accordent sur la compréhension du rôle du poète qui est de « réaffecter la langue » si souvent « désaffectée ». Ce n’est que par cet acte que la poésie peut parvenir à assumer l’une de ses fonctions majeures qui est de nous donner à percevoir les choses et les êtres en leur « aura initiale ». Encore faut-il pour cela que le poète résiste aux tentations de « l’ailleurs » et accepte la tâche essentielle de « dire l’ici ». Pierre Dhainaut cite à cet égard la neuvième élégie de Duino de Rilke : « Nous qui sommes ici, peut-être est-ce pour dire : maison, / fontaine, porte, pont, cruche, verger, fenêtre ». Seul le poète qui se voue à « l’ici » est capable d’un triple don par lequel la poésie accède à son essence : don de « lumière », de « confiance » et d’ « espoir ». Si Pierre Dhainaut cite Bonnefoy à propos de la consubstantialité de la poésie et de l’espoir (« je voudrais réunir, je voudrais identifier presque la poésie et l’espoir »), le lecteur averti reconnaît aussi un héritage venu de Bonnefoy dans la conversion du poète à « l’ici toujours ici » (Hier régnant désert), au don de la « lumière » (« un battement / de lumière cachée prend l’arbre universel », Pierre écrite) et au don de la « confiance » : « Risque-toi / Dans même la confiance que rien ne prouve » (L’Heure présente). Pierre Dhainaut s’inscrit de lui-même dans cette modernité Bonnefoy qui fait de la transgression positive sa tâche toujours à recommencer. Reste la difficile question du pouvoir de la poésie. Peut-on même encore employer ce mot dans notre XXème siècle où « la parole a été victime » (Bonnefoy) et dans notre difficile début du XXIème siècle ? Pierre Dhainaut veut pour preuve du pouvoir de la poésie que celle-ci soit capable, plus que tout autre parole, de porter secours dans les pires moments de la catastrophe individuelle et historique : les « prisonniers des camps nazis et soviétiques » qui « se récitaient des poèmes, quelques fragments suffisaient à les redresser (…) Qui, après cet exemple, affirmera que la poésie est vaine ? » Pierre Dhainaut cite, pour autre preuve du pouvoir de la poésie, son expérience personnelle d’une aide que lui a apportée, alors qu’il était à l’hôpital, un vers de Nerval : « Le pâle hortensia s’unit au myrte vert ». Mais quelles que soient la légitimité, la fonction et le pouvoir de la poésie, il faut prendre acte de la fragilité et de la précarité de l’acte poétique moderne, placé avant tout sous le signe du doute, de l’instabilité et de l’inachevable : « S’il existe, selon Bonnefoy, une “vérité de parole”, aucune instance antérieure ou supérieure ne l’authentifie, elle est incertaine (…) Aucun pas n’est gagné, aucun poème, tout reste à faire ».
Ce beau livre d’entretien entre Pierre Dhainaut et Mathieu Hilfiger est une preuve à lui seul que, si pouvoir de la poésie il y a, celui-ci se cherche dans la prise de conscience d’une consubstantialité profonde entre l’acte poétique et le dialogue : « Ni l’écriture ni la lecture ne sont des activités solitaires (…) Quand nous lisons un dialogue s’instaure (…) Le sens ne dépend que du dialogue ». Cette dernière assertion pourrait avoir valeur d’emblème de la collection Vita poetica des éditions Le Bateau fantôme inaugurée par De jour comme de nuit. Ce livre a quelque chose des Lettres à un jeune poète de Rilke mais ici la « vérité de parole » n’est pas du côté du poète plus âgé. La « vérité de parole » se cherche sans cesse à deux, dans et par le dialogue entre le poète de la maturité (Pierre Dhainaut) et le « jeune poète » (Mathieu Hilfiger). Je voudrais citer pour finir une phrase de Kassner pour le 60ème anniversaire de Rilke, en 1935 : « On dirait volontiers que l’œuvre et la correspondance sont comme le vêtement et sa doublure ; mais celle-ci est d’une étoffe si précieuse que quelqu’un pourrait être tenté, un jour, de porter le vêtement retourné ». À la collection Vita poetica du Bateau fantôme de nous prouver, par ses livres consacrés aux « marges de l’écriture », que le lecteur de ces entretiens, carnets ou correspondances, peut être tenté de « porter », plutôt que le « vêtement », la « doublure », où se joue dans l’urgence le devenir de la poésie aujourd’hui.
[Michèle Finck]
Pierre Dhainaut et Mathieu Hilfiger, De jour comme de nuit, Le Bateau fantôme, 2014.
éditions Le Bateau Fantôme
41, rue de l'abbé Seyer - 27620 Bois Jérôme Saint-Ouen
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