Les derniers livres de Matthieu Gosztola semblent tourner autour de trois pôles, ou forces motrices : le lyrisme amoureux (Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin ; Lettres-Poèmes ), l’art (Rencontre avec Balthus ; Rencontre avec Lucian Freud), la violence du monde (Débris de tuer ; Etnachta). Mais en fait chacun de ces livres accentue un « thème » sans délaisser les deux autres. Par ailleurs, chaque livre est construit selon un dispositif différent, le plus surprenant étant sans doute la forme théâtrale employée dans Rencontre avec Lucian Freud, « Poème en un acte ».
Les Lettres-Poèmes ont aussi un sous-titre, « Correspondance avec Gaudi » ; ce livre serait donc plus proche d’Etnachta pour le choix du dispositif, disons narratif-épistolaire. Dans les deux livres, en effet, on retrouve la forme de la « lettre-poème » mais dans ce livre chez Abordo, elle est beaucoup plus nettement intégrée dans un récit, un « avant-propos » d’une dizaine de pages durant lesquelles le narrateur expose les circonstances de sa découverte des lettres et du journal d’Antonia Maria Arellano. Elles attendaient à Aleria, au fond d’une vieille malle, elle-même dans un recoin du grenier de la vieille maison d’un oncle éloigné dont le narrateur vient d’apprendre par le notaire qu’il a hérité. Le lecteur jugera crédible ou non cet artifice littéraire, c’est de peu d’importance. Le narrateur décide de traduire cette correspondance, ou plutôt les lettres d’Antonia Maria, puisque celles de Gaudi semblent curieusement perdues. Le livre nous présente donc des extraits de lettres qui s’échelonnent de 1924 à 1927, puis une dizaine de pages extraites du « journal-poème », datées de 2000. On comprend que le récit justificatif de la genèse du texte est surtout présent pour établir une situation et une relation amoureuse précise, donnée comme vraie : cela permet de retrouver par les lettres le feu d’une passion ancienne (« mon amour mort » p.94) et d’ « agrandir d’une possibilité nouvelle le jeu de la vie une autre fois. »(p.99)
Car l’écriture poétique des lettres est résolument contemporaine : distiques de vers libres courts ou vers plus ample presque prose rythmée par les coupes. Aucune recherche d’un style qui se voudrait imiter le langage amoureux d’une femme espagnole dans les années 1920. Par contre, le lien entre amour et architecture de Gaudi est marqué par moments : « La crypte de la Colonna Güell, la crypte / de la Sagrada Familia, la Casa Milà, la // Casa Batlo, la Casa Vicens, le Parc Güell,/ le Palais Güell… Vivant en vos lieux aussi // souvent que j’en ai la possibilité, aussi / souvent que la vie m’en offre la chance, // l’émotion, j’ai le sentiment d’être dans / la musique. » (p50) Mais cette admiration pour l’artiste est comme un préalable, un seuil. Dans les plus belles lettres d’amour du livre, qui sont aussi les plus longues, telles celles du 13 mai 1926 ou du 24 juillet 1926, Gaudi n’est plus qu’amant. Son art demeure encore peut-être présent dans le flamboiement de la passion, dans une écriture en volutes et vagues longues, mais les références architecturales ont disparu. De même, dans les pages finales du « journal-poème », si Antonia Maria reprend au départ la généalogie familiale de Gaudi (p.97) c’est pour dépasser l’histoire vers une éternité du couple: « La vie, / la seule vie, cette unique chance à // nous donnée, une seule chance, / mais qui les contient toutes, et // non pas pour un instant, mais / à jamais puisque ce qui aura // une fois été l’aura été pour / toujours, inépuisablement. » (p.100)
Au fond, ce livre répond à une question qui hante les livres de M. Gosztola : le temps, la mort, le rien ont-ils le dernier mot ? Et la réponse est de nouveau affirmée : non. « une intuition très sûre / nous dit, la poésie le //confirme, le souvenir, /l’histoire, les noms, // les signes que nous/sommes, les uns // pour les autres, / dans le mystère // de chaque instant, /une intuition très //sûre nous dit que /c e qui aura une fois // été l’aura été sans qu’il / soit le moins du monde // possible de l’oublier si peu /que ce soit. »(p.101)
[Antoine Emaz]
Matthieu Gosztola, Lettres-Poèmes , Ed. Abordo, 105 pages – 12€