Champs de lutte : ce que font les mots et la peinture
Que font les poèmes au lecteur ? Qu'est-ce que des peintures, des dessins, font aux textes desquels ils sont les vis-à-vis, dans des livres ? Et, inversement, qu'est-ce que ceux-ci font à ceux-là ? Champs de lutte de Franck Doyen, accompagné de peintures d'Aaron Clarke, semble proposer une réponse à de telles questions. Du moins, il montre le lieu et les conséquences, l'activité et les restes, de ce faire – et c'est un « champ de lutte » en effet.
On le voit d'abord, au fil de ces 49 petits poèmes numérotés, dans la « lourde descente / d'une syllabe à l'autre » et « la viande [qui] coule et saigne / en chevauchée lente / inéluctable » (18), qui font écho, transposées du texte aux peintures, aux traces et taches vertes sur fond noir d'Aaron Clarke, elles-mêmes faisant, comme le dit le poème, un « torrent en vous » (22). La page comme le support peint s'offrent ainsi comme un « grand champ raturé » (20) et le lieu d'un affrontement entre l'homme et le paysage, entre le corps et les mots, entre l'humain et l'animal...
Et cette dimension agonistique est tout entière livrée dans les signifiants (les « épaves du signifiant / sur lesquelles pleut la parole », 23) – dans les phonèmes comme dans la matière colorée.
Le mot-matrice ici serait « éboulis ». Écrit en italique, répété trois fois au poème 23 (donc quasi au centre de l'ouvrage), il acquiert une importance que l'ensemble du livre ne cesse de confirmer. En lui semble se condenser la thématique du reste, des reliques et de l'écroulement présente partout. En lui surtout – en ses phonèmes – se retrouve ce [b] dont on mesure bien la prégnance, surtout dans les premières pages : « bord », « branches brunes », « bosquets », « débris », « bête », « arbres », « bouts de bras », « herbe », « battu / battu », « brouillard », « brusque perte », « abandonner », « rêves brisants », « abattu », « début », « besogne », « rebrousser », « brève usure », « broyées », « écorce brune », « borderelles blanches », « bâche », « l'aube en pièce », « immobile / imbécile »... À cette liste, il faudrait joindre les autres labiales, par exemple le [m] de « mufle » (1) ou le [p] de « pluies » (16) qui entraînent, comme tous les mots déjà cités, une signifiance de la corporéité, du paysage et de la destruction.
Mais ce n'est pas tout : on retrouve aussi « éboulis » dans le [u] de certains mots (« rebrousser », « parcourir », « boursouflure », etc.) et surtout dans le pronom personnel « vous », si important dans ce livre, qui marque à la fois une distance avec soi (le « vous » comme une manière de se parler à soi-même) et une adresse au lecteur. Le poème 10 le dit bien, qui commence par « le brouillard court » et se clôt par le « roux / vous aussi / sous le dessous de la peau ». Et notons encore le [i] du « éboulis » souvent lié au [y] (façon de rappeler le [u] ?), et ce dès la première page : « nuit », « ruinée », « pluie », « fuit » – jusqu'à la fin du livre, où les signifiants, rehaussés encore par l'emploi de l'italique, se regroupent dans « les ossements oui / définitifs sur la colline » (48).
Ce n'est là qu'un bref relevé, forcément subjectif (d'autres mots auraient pu être recueillis, chaque phonème appelant toujours une constellation d'autres mots), mais les occurrences ici sont néanmoins assez prégnantes pour pouvoir être notées ; et elles soulignent, en tout cas, toute la force et la cohérence de ce « corps révolutionnaire » (15 – en italique encore) qui fait « avalanche en vous-même » (18) que sont et le poème et la peinture.
[Yann Miralles]
Franck Doyen, Champs de lutte, peintures d'Aaron Clarke, Æncrages & Co.