Il arrive que l’écriture critique soit un échauffement, un exercice pour plus tard, quand l’écriture viendra vraiment, dans une décision de la chose finie, de l’œuvre élaborée. La parole critique précède ou excède le texte littéraire, au lieu d’en être le commentaire (faire valoir, éloge, jugement). Il arrive aussi qu’on ne fasse pas la différence entre l’une et l’autre, que le texte critique ne soit que prétexte à effusion poétique, à discours sur la fiction, dans une boucle, une mise en abîme de la jouissance de l’écriture. Nous voyons ceci dans l’œuvre de Roland Barthes, et dans ce livre attachant de Xavier Person, qui rassemble des textes parus précédemment dans des revues et publications confidentielles. Person pose la question de la nécessité de l’écriture sans but autre que d’exister, il me rappelle Flaubert, dans une lettre à Louise Colet : Je voudrais faire des livres où il n’y eut qu’à écrire des phrases, comme pour vivre, il n’y a qu‘à respirer de l’air. D’Hofmannsthal à Villa Matas, plusieurs auteurs se sont confrontés à cette impuissance qui se retourne contre elle-même et finit malgré tout par faire œuvre. Il arrive ainsi, comme Lord Chandos, que l’on fasse de la littérature sans le faire exprès, en sachant que le lecteur n’est pas dupe. C’est un trait essentiel de la modernité, et Person se présente en digne successeur de Bartleby, on le suit dans son Je préférerais ne pas modeste, silencieux, émouvant, vagabondage halluciné, de l’essai au poème, de la prose à la réflexion. De quelle impuissance la littérature est-elle devenue le nom ? L’inflation tyrannique de l’information marketing, le discours politique communicationnel, ne laisseraient à l’expression artistique que des miettes, une table rase à réinvestir.
Person souligne l’importance de son parcours de lecteur, l’envahissement des livres des autres sur son désir d’écrire. De la difficulté à s’affranchir de ce qu’on a lu, de ce qu’on a aimé. Une lecture intensive peut-elle empêcher de trouver son style ? Encore une fois je me disais que je n’avais pas trouvé ma forme. Comment se débarrasser des références ? Autant de questions que pose cette écriture du manque où je perçois, entre les lignes, l’objectivité onirique d’une certaine poésie américaine (Michael Palmer), revue par le filtre de la poésie française (Emmanuel Hocquard). Où je perçois également des visons de cinéma : la fille de la boulangerie qui permettrait de faire un poème, comme Godard voyait dans une caissière de supermarché l’héroïne virtuelle d’un film qu’il ne réalisa pas. La prose de Person semble chuchotée comme la voix de JLG dans les Histoires du cinéma, voix off mais cependant intime, intérieure. Voix mentale sur la partition des rêves éveillés d’un homme qui se met à sa table pour la énième fois, procrastination constante, … Oui, mon livre serait ainsi fait de courts récits insignifiants, minces événements que je ne saurais pas interpréter.
Les souvenirs de lecture circulent dans la mémoire – Hocquard, Lucot, Celan, Cixous - se transforment sous la plume du critique, dans un élan qui le fait écrire au-delà de la critique. Souvenirs éclatés, fragments sollicités, égarés, retrouvés, éclairés autrement. La froideur du jugement est reléguée par la puissance du rêve, du passé, de l’impossible retour.
Approfondir des idées est moins grand qu’approfondir des réminiscences… L’intelligence ne crée pas, elle ne fait que débrouiller.*1 Ce livre sollicite la sensibilité plus que l’intelligence, il favorise cette part obscure en nous qui dure, palpite, à la surface de la conscience, reflue à nouveau, pour notre plus grand bonheur.
[Véronique Pittolo]
Xavier Person, Une limonade pour Kafka, éditions de l’Attente
*1 Proust, Contre Sainte-Beuve.