Terre inculte, #12. Principia
Above the antique mantel was displayed
As though a window gave upon the sylvan scene
The change of Philomel, by the barbarous king
100 So rudely forced; yet there the nightingale
Filled all the desert with inviolable voice
And still she cried, and still the world pursues,
“Jug Jug” to dirty ears.
And other withered stumps of time
105 Were told upon the walls; staring forms
Leaned out, leaning, hushing the room enclosed.
Footsteps shuffled on the stair.
Under the firelight, under the brush, her hair
Spread out in fiery points
110 Glowed into words, then would be savagely still.
12. 1. Je lis dans les Essais choisis de T. S. Eliot, p. 48 : « il est à peu près certain que l’interprétation […] n’est légitime que lorsque ce n’est pas de l’interprétation du tout, mais lorsque cela consiste simplement à mettre le lecteur en possession de faits qui, autrement, lui auraient échappé. »
12. 1. 1. Je comprends ainsi ce principe : est légitime le travail critique qui permet au lecteur de mieux voir l’œuvre (y compris dans son mystère) ; ne l’est pas celui qui essaie de dire autrement ce qu’elle dit, ou ce qu’elle ne dit pas (mais qu’elle dirait sans le dire), ou clairement ce qu’elle dit avec mystère. Le commentaire doit être échelle (qui permet d’atteindre une hauteur d’où contempler l’œuvre), et non pas bâton d’aveugle (traduisant pour un autre sens les informations incomprises par un sens mutilé). (Ce faisant, n’ai-je pas interprété ce principe, et dit ce qu’il ne disait pas, plus que ne l’ai décrit ?)
12. 1. 2. Le critique est là pour permettre au lecteur d’être pleinement lecteur, non pour lui mâcher le travail de lecture ; mais suis-je, dans ce feuilleton, critique, ou bien lecteur ? Je ne me propose pas d’éclairer la lecture d’autres : j’essaie seulement de lire, et je partage ma lecture une fois faite. Je suis lecteur, donc. Or que doit faire un lecteur, avec un texte ? Il le contemple, certes. Mais il s’en sert aussi comme d’un instrument pour penser. Interpréter, cela signifie simplement se servir du dispositif textuel pour faire proliférer, avec son aide, des lignes de pensée. Le critique décrit le dispositif, éventuellement aide-t-il à trouver le bouton « on/off ». Mais le lecteur doit l’activer : j’ai donc un droit, devoir d’interpréter.
12. 2. D’abord, les faits : ce passage va et vient entre la description (commencée dans le passage précédent – voir # 11) de la pièce dans laquelle trône une princesse, et celle d’un dessin, accroché au mur, représentant la métamorphose de Philomèle. Et au cœur de la scène, semble-t-il, un viol.
12. 2. 1. « Semble-t-il » seulement, parce que d’un point de vue syntaxique (et quoi qu’en dise Ovide), « forced » peut qualifier autant la métamorphose (« change »), que la métamorphosée. Même si nous avons un réseau d’indices (Philomène crie, le rossignol chante d’une voix « inviolable », etc.) et même si le texte d’Ovide est explicite sur ce plan, le viol ne se passe pas dans le texte d’Eliot – mais dans l’interprétation de son récepteur. Un lecteur qui ne connait pas l’histoire de Philomèle ne conclura pas forcément au viol : l’existence du viol dépend de la culture livresque du récepteur (voir 12. 2. 3. 2.).
12. 2. 2. D’une allusion et d’une contraction : chez Ovide, Philomèle ne se transforme en rossignol qu’après une histoire qui court sur plus de 200 vers. Chez Eliot, elle n’en occupe que cinq, et la métamorphose n’est pas décrite : avant le point-virgule du v. 100, Philomèle est « rudely forced », après le point-virgule, le rossignol chante. Au v. 102, « and still she cried » conserve, accolant le pronom renvoyant à Philomèle et le verbe au rossignol, une sorte de hiatus (que ne rend pas Pierre Leyris, traduisant ce vers par « criant toujours », dénotant unilatéralement le rossignol).
12. 2. 3. Or, ne faut-il pas que la traduction produise sur un Français ignorant Ovide le même effet que le texte original sur un anglophone pareillement inculte ?
12. 2. 3. 1. On pourrait objecter à cette question que n’importe quel lecteur doit connaître Les Métamorphoses, que c’était le cas à l’époque d’Eliot et que tout fout le camp.
12. 2. 3. 2. Je proposerai plutôt le principe suivante : un texte (par différence avec la littérature orale qui nous place en face d’un interlocuteur dont on peut vérifier la culture et à qui adapter son discours) s’il présuppose nécessairement la compétence linguistique de son lecteur et doit compter sur sa connaissance du répertoire culturel commun (il comprend l’expression « première guerre mondiale », ou « Père Noël ») ne peut tabler, s’il désire fonctionner, sur la compréhension d’aucune référence seulement livresque (voir aussi 10. 5. 2.) Corollaire : plus un texte requiert des connaissances livresques, plus il se condamne à l’impuissance. Les livres que l’on range sur nos bibliothèques peuvent, par nature, aussi n’y être pas.
12. 3. J’en tire une adaptation traductologique du principe du 12. 1. La lecture fonctionnant comme un test de Rorschach, le traducteur ne doit pas projeter lui-même une signification sur les formes qu’on lui propose. Ou, pour le dire autrement : il ne doit trouver aucune solution, mais traduire les problèmes.
12. 3. 1. La difficulté étant bien sûr que ce ne sont pas de simples formes comme dans le test de Rorschach, mais des mots, qui lui sont donnés à traduire, et que les mots ne sont déjà, au fond, rien que de la signification – qui réside d’une part dans la tête des locuteurs, d’autre part dans les usages. Mais les usages ont changé, en cent ans : le traducteur n’est donc là qu’avec sa tête. Mais sa tête est précisément la responsable de la projection abusive de signification. D’où un second principe : se tenir en bride, c’est-à-dire au maximum traduire les mots comme s’ils n’avaient pas de sens. Traduire : un travail de câblage, à faire passer d’une bouche d’entrée à une bouche de sortie quelque contenu qu’on ne voit pas – et qui ne nous regarde pas. Inculte convoyage.
12. 4. Quelques problèmes, donc, à traduire, le plus aveuglément possible.
12. 4. 1. « Jug jug » (v. 103). On retrouvera ce mot au v. 204, cette fois six fois, après un triple « twit » onomatopéique. Ici, d’un point de vue purement syntaxique, cela semble devoir être le cri du rossignol, ce que confirme cette page qui a repéré ce « jug jug » dans la poésie élisabéthaine (et Leyris le traduit « tio tio »). Mais « jug » signifie aussi quelque chose comme « nichon » (sens attesté en 1920), et serait donc aussi le grossier cri (d’où le « dirty ears ») du roi barbare en train de violer Philomèle. Comment trouver en français un mot équivalent, renvoyant à la fois au chant du rossignol, à la manière dont les poètes le redonnent, et qui serait un mot d’argot à connotation sexuelle ? Oserai-je « Pin’pine » ?
12. 4. 2. « Leaned out, leaning, hushing the room enclosed » (v. 106). Les deux formes de lean, d’abord, sont ambiguës d’un point de vue grammatical, puisque « leaned out » et « leaning » peuvent être participe passé et présent d’un verbe intransitif (les formes sont « inclinées » ou « s’inclinant ») ou imparfait et présent progressif d’un verbe transitif (les formes « inclinaient » et « continuent d’incliner » la pièce). Il n’est pas impossible d’ailleurs de considérer qu’il s’agit en fait d’un participe passé pour le premier, et d’un présent progressif pour le second : inclinées, elles continuent d’incliner. Cette ambiguïté formelle n’est pas sans conséquence sur le contenu du vers : selon le « mécanisme de domino » (voir 11. 2. 1.), la lecture change la fonction grammaticale du mot au fur et à mesure de son passage sur le texte, et le participe passé, ou présent, est soudain devenu verbe transitif. Tout se passe donc comme si, à force de se pencher, les figures avaient penché la pièce, dans un mécanisme d’inversion du dedans et du dehors que n’auraient boudé Möbius ou Escher.
12. 5. Le rossignol, métamorphose de Philomèle, est comme nous l’apprend A. Tomiche, une figure classique du poète. Dans l’hypothèse incertaine où Eliot voudrait reprendre tel quel ce symbolisme, cet extrait serait un « art poétique » – possibilité confirmée par la fin de l’extrait, et la métamorphose de la tête de la princesse en feu d’artifice de mots. Que nous dirait-il de la poésie d’Eliot ? Il est, me semble-t-il, trop tôt pour répondre. Mais assez tard cependant pour en tirer ce dernier principe (!) : tout texte difficile à comprendre, incompréhensible ou destiné à autre chose qu’à la compréhension, doit, à un moment où à un autre, proposer à son lecteur une représentation compréhensible de ce qu’il est. (C’est le seul moyen qu’il a de lui assurer qu’il est un texte, et non pas n’importe quoi).
Au-dessus de la cheminée antique se déployait
Comme si une fenêtre donnait sur la scène sylvestre
La métamorphose de Philomèle, par le Roi barbare
Si brutalement forcée ; pourtant là le rossignol
Remplissait tout le désert d’une inviolable voix
Et toujours elle criait, et toujours va le monde
« Pin’pine » à des oreilles sales.
Et d’autres restes du temps échoués
Étaient racontés sur les murs ; des formes regardant fixement
Se penchaient, penchant, faisant taire la pièce enclose.
Des pas bruissaient dans les escaliers.
Sous la lumière du feu, sous la brosse, ses cheveux
Se hérissaient en pointes enflammées
Brillant dans des mots, puis devenaient sauvagement calmes.
Rappel, Pierre Vinclair a entrepris de donner, sous la forme d’un feuilleton, (parution hebdomadaire, le lundi) une lecture approfondie et une nouvelle traduction du livre de T.S. Eliot, The Waste Land.
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