Les écrits des peintres sur la peinture sont une manière de faire un point à la fois sur la peinture et sur leur propre pratique. Mais leur intérêt ne se limite pas à leur discipline artistique : chacun peut y trouver sa matière, par réverbération, par translation, ou simplement par goût. Les Observations sur la peinture de Bonnard offrent cette richesse-là.
La particularité de ces notes vient de ce qu’elles sont issues des agendas de Bonnard ; au fil des années, de 1927 à 1946, particulièrement dans la première décennie, le peintre crayonne dans son agenda de poche, mais il précise également d’un ou deux mots le temps qu’il fait (« beau frais » le lundi 26 avril 1927, « beau brumeux » le lendemain, « pluvieux nuageux » le 28, « beau froid » le 29), inscrit des courses à faire, et, surtout, il note des réflexions qui ont à voir avec la peinture : ce sont ces dernières qui font la matière de ce livre, soigneusement accompagné de reproductions de quelques-unes de ces pages. Ces observations sont donc prises sur le vif et c’est aussi cela qui constitue leur intérêt : pas de développement, pas d’argumentation nourrie ; elles ont traversé l’esprit du peintre et ont été consignées à la hâte sur le support le plus près du quotidien, l’agenda. D’ailleurs, nous explique Antoine Terrasse dans une intéressante introduction, Bonnard en reprendra certaines dans un ensemble destiné à la revue Verve. Mais celles que nous présente cette édition sont dans leur jus, ni choisies ni triées, rappelant la variété des jours et des années qui tracent une vie : elles s’espaceront à mesure que le peintre, né en 1867, avancera en âge : il mourra en 1947, quelques mois après les dernières notes saisies dans l’agenda de 46.
Ces observations touchent à la matière du peintre. « Violet dans les gris », ainsi débute le premier agenda du vieux peintre nabi qui écrira plus tard : « La couleur, clé de chaque tableau » ; en réfléchissant à la construction de l’œuvre : « Les plans par la couleur ? Ebaucher avec contrastes de couleurs ». Couleur, dessin, motif, sont prétextes à des notes sur le « contrôle » de son travail ou des « imprévus, des hasards dans l’exécution » qui peuvent l’enrichir. Mais ce sont aussi des réflexions plus générales sur la peinture (« Il ne s’agit pas de peindre la vie, il s’agit de rendre vivante la peinture »), ou sur le geste de peindre (« peindre son plaisir », « Le modèle qu’on a sous les yeux, et le modèle qu’on a dans la tête », « Déformation du dessin pour la visibilité »), ou, plus largement, sur son rapport à l’art. Ainsi, des notations touchant à ce qu’on pourrait appeler la philosophie de Bonnard émaillent les éphémérides : « En peinture aussi, la vérité est près de l’erreur » ; d’ailleurs, ajoutera-t-il quelques temps après : « beaucoup de petits mensonges pour une grande vérité » : il est notamment question du rapport au motif, au modèle – sa femme est crayonnée dans ces agendas -, et de la distinction, sinon de la dualité qu’il oppose entre « le modèle intérieur » et « le modèle matériel » : par son appropriation de la réalité, le peintre dit sa vérité et un attachement fidèle à la figuration, qu’on peut implicitement entendre. On trouve également quelques réflexions morales - « A l’instant où l’on dit qu’on est heureux, on ne l’est plus » - qui laissent entendre plus de retrait que n’en montre sa peinture éclatante et vive.
Celui qui, dans une lettre à Bazaine en 1946, avouait : « Je commence seulement à comprendre. Il faudrait tout recommencer... » aura écrit dans l’ultime note de ces agendas : « J’espère que ma peinture tiendra, sans craquelures. Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avec des ailes de papillon. » Saluons-le donc à travers cette publication de qualité.
[Ludovic Degroote]
Pierre Bonnard, Observations sur la peinture, L’Atelier contemporain, 74 p., 15 €