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Rédigé par Florence Trocmé le samedi 27 juin 2015 à 10h55 dans Evènements | Lien permanent
Florence Trocmé : Vous venez de faire à la littérature, je n’hésite pas à le dire, un magnifique cadeau en rééditant Non, rien, d’Agnès Rouzier. Poezibao, sur proposition de Tristan Hordé, avait publié des extraits de l’œuvre de cette femme disparue trop tôt. Or chaque parution sur le site avait suscité des réactions enthousiastes des lecteurs, demandant toujours où se procurer ses livres. Tous devenus introuvables depuis des années.
La première question que j’aimerais vous poser est la suivante : comment pour vous s’est produite la rencontre avec l’œuvre d’Agnès Rouzier ?
Stéphane Korvin, Brûle-Pourpoint : Je connaissais l’extrait publié en ligne par Horlieu Editions, il s’agit des premières pages du livre. Il finissait ainsi :
« Pas un homme. Pas un saint. Pas un monstre. MAIS un homme, MAIS un saint, MAIS un monstre. Et la lubricité du songe. Intacte ».
Puis le site de La vie manifeste a publié les mêmes premières pages en ajoutant un passage supplémentaire, on avançait pas à pas dans la lecture.
Fragments, visage invisible, ce livre semblait introuvable et la vie d’Agnès Rouzier s’était perdue avec.
Puis un jour, à une lecture autour de cette autre grande poète Friederike Mayröcker, j’ai rencontré une amie qui tenait le livre dans ses mains. Comme tant d’autres j’avais épuisé les quelques librairies où se cachent de tels ouvrages, les sites de livres d’occasion, j’avais lu les éclats repris ici et là, notamment sur votre site. Il était déclaré comme manquant à la BNF. Elle me l’a prêté. J’ai lu ce livre en continu pendant plusieurs semaines, il exerce une fascination, sa voix est là comme un chant brûlant. Au bout d’un moment je l’ai tapé sur ordinateur, mot à mot, très lentement, au départ en écoutant un album de voix bulgares, puis dans le silence des touches et des mots. C’est une expérience de lecture qui touche à une rare intensité. Je me souviens d’avoir lu La douleur de Duras en Islande, toute une nuit, avec le vent et la pluie qui plaquaient la tente sur le sol. Ce fut la même sensation physique. Puis je suis parti à la recherche de cette femme.
Florence Trocmé : Pourriez-vous nous parler d’Agnès Rouzier ? Qui fut-elle ? Dans quel milieu littéraire évolua-t-elle ? Et enfin qu’est-ce qui fait, selon vous, qu’elle a été tellement oubliée ?
Stéphane Korvin : Difficile de répondre à cette question. J’ai appris des choses que je peux vous restituer dans leur brutalité : Agnès Rouzier était schizophrène. Sur une photographie de 1968, elle a 32 ans. Elle est avec son mari Pierre Rouzier et un anglais du nom de Bernard Benson. Ils travaillent à rénover de vieilles bâtisses en Dordogne, son mari fait partie des premiers décorateurs intérieurs à avoir rénové ce genre de maisons. A Paris elle a un grand chien noir qui semble embêter tout le monde. Elle a commencé des études d’infirmière qu’elle n’a pas finies, elle écrit et réécrit sans cesse, perd ses manuscrits dans des trains. Elle dîne chez Jean-Pierre Faye. Au milieu du dîner, elle se lève et part en courant, elle se réfugie dans une impasse. C’est la deuxième fois qu’ils se voient, ils ne se reverront jamais. Elle entretient une correspondance avec les grands écrivains de son temps : Jabès, Barthes, Blanchot. C’est une lectrice inspirée de Kafka, Rilke, Blanchot, Bataille, Artaud… ce que confirme d’ailleurs son livre « Non, rien » marqué dans sa chair par ces auteurs. Il ne faut pas oublier que le premier titre de ce livre fut « Le Désordre, Lecture 1 ». Et il y a dans ces pages une lecture du désordre. Aussi son exigence à l’endroit de l’écriture est remarquable, il n’y a qu’à lire les quelques pages qu’elle a écrites suite à la parution du livre, elles donnent la teneur de son programme poétique. Mais il est complexe de parler d’une personne que l’on n’a pas connue. Elle est décédée en octobre 1981, je suis né en septembre de la même année. J’aurais tendance à être plus dans la projection quant à la façon dont elle a réellement vécu. C’est comme l’oubli, cela ne s’explique pas. Je m’aperçois, maintenant que le livre est à nouveau disponible, que son nom et son livre n’étaient pas perdus. « Non, rien » a été lu à sa sortie et a marqué une génération de lecteurs, qui en ont encore aujourd’hui un souvenir vif.
Florence Trocmé : Pouvez nous nous conter maintenant l’histoire de cette réédition, histoire complexe je crois, qui a commencé par une véritable enquête.
Stéphane Korvin : Oui, comme je l’évoquais, l’absence d’information était telle qu’il a fallu recommencer par des choses assez simples comme rechercher tous les Rouzier de France et appeler. Au fur et à mesure des semaines, j’ai réussi à trouver quelques articles qui parlaient plus spécifiquement de Pierre Rouzier. Puis il y a eu la rencontre avec Jean-Pierre Faye et les après-midi à parler de cette formidable période Change. Finalement, un peu comme Collobert, et même sûrement de manière plus exacerbée, Rouzier semble avoir évolué hors de tout groupe, ce qui explique que peu de personnes, à ma connaissance, puissent en parler vraiment aujourd’hui. L’histoire du manuscrit de « Non, rien » est à ce titre assez exemplaire. Il a été trouvé par un ami de Philippe Boyer dans la rue avec une lettre de Deleuze, une lettre de Blanchot (toutes les deux « dithyrambiques » à l’égard du manuscrit) et une importante somme d’argent. Ce manuscrit est proprement tombé du ciel, ou il aura chuté. J’ai fini par apprendre après plusieurs semaines de recherche que Pierre Rouzier avait été assassiné en 1997 à Fès. En retrouvant un homme qui l’avait côtoyé alors, et qui s’était longuement entretenu avec lui au sujet de l’écriture d’Agnès Rouzier, j’ai appris que son souhait avait été de publier ce livre avec une couverture intégralement blanche, sans titre, sans rien et quand son mari lui avait dit qu’il fallait un titre, elle aurait répondu « non, rien ». Quand j’ai raccroché, je savais que je devais faire ce livre et comment je devais le faire. J’ai alors mis de côté ce que j’avais appris et me suis concentré sur sa réédition. Aujourd’hui, je reprends les éléments de biographie là où je les ai laissés. Il y a aussi tous les lecteurs de l’époque, émus du retour de ce livre, qui m’écrivent et m’aident avec les quelques éléments d’histoire qu’ils peuvent apporter. Enfin il me semble que la vie d’Agnès Rouzier restera un mystère.
Florence Trocmé : Pouvez- vous nous présenter les différentes œuvres d’Agnès Rouzier ? D’autant que vous avez, je crois, l’intention de rééditer l’ensemble de cette œuvre.
Stéphane Korvin : Il y a « Non, rien » qui est donc paru en 1974 dans la collection Change/Seghers et qui est maintenant à nouveau disponible. Suivront deux autres livres : « Lettres à un poète mort » où elle répond à des lettres de Rilke, ce livre sera accompagné des quelques autres textes poétiques dont « A haute voix » écrit d’un trait, et « Essais » qui reprendra ses deux essais sur Kafka et Blanchot parus dans la revue Change, ainsi que des extraits de son journal. Ainsi les textes parus dans son livre posthume « Le fait même d’écrire » coordonné par Pierre Rouzier toujours dans la collection Change/Seghers en 1985 seront tous intégralement réédités. J’aimerais enfin proposer un volume critique de son œuvre : « Toute écriture qui ne crucifie pas efface ». La lecture récente de Véronique Pittolo montre, s’il en était besoin, que l’œuvre d’Agnès Rouzier est électrisante et nourrit notre pensée. Ce livre reprendra également les deux entretiens radio qu’elle a donnés.
Florence Trocmé : Quelles sont selon vous les grandes caractéristiques de l’œuvre d’Agnès Rouzier ? Qu’est-ce qui explique la ferveur qu’elle suscite chez ceux qui l’ont lue et qui souvent restent marqués par cette lecture ?
Stéphane Korvin : Agnès Rouzier s’est lancée dans une quête éperdue de la phrase. Elle veut absolument tout faire rentrer dans son écriture. Ce qui nous en est parvenu est bouleversant. Comment expliquer qu’un livre puisse changer une vie. Il en va de même des personnes que l’on rencontre et qui nous touche jusqu’à nous renverser. Personnellement, je ressens physiquement cette écriture, elle pourrait même me faire disjoncter. Il y a une sincérité, une liberté ; et puis ces paysages, ces chambres, ces rues, ces lignes nous sont proches, elles parlent à notre violence, notre désir, notre angoisse, nos doubles.
Florence Trocmé : Pouvez-vous nous parler de cette structure que vous avez créée pour la réédition de l’œuvre d’Agnès Rouzier ? Vous avez semble-t-il l’intention de la dédier principalement à des livres introuvables ? Pouvez-vous déjà donner quelques pistes ou quelques indications sur votre manière de travailler ?
Stéphane Korvin : Je vais m’atteler à porter les livres d’Agnès Rouzier. « Non, rien » a été tiré à 1.000 exemplaires et j’en ai encore 950 dans mon salon. Ce livre doit circuler, idéalement, il devrait même être « perdu » dans les villes et lu par hasard. La suite je ne la connais pas, j’ai en tête deux auteurs. Je ne suis pas sûr que l’expérience Rouzier soit transposable. Il y aura d’autres histoires, je l’espère. Aujourd’hui j’ai du mal à sortir de son écriture, je ne suis pas sûr de le vouloir non plus. Je lis aussi en boucle « Le travail d’amour » de Mathieu Bénézet. Ce livre me fascine.
Florence Trocmé : Pouvez-vous vous présenter brièvement ? Vous venez de créer Brûle-Pourpoint mais vous participez à d’autres aventures éditoriales, notamment autour de deux revues, avec Marie de Quatrebarbes et de Maël Guesdon ? Qu’est-ce qui vous tient à cœur et vous entraîne sur ces chemins éditoriaux ? Êtes-vous aussi un écrivain ?
Stéphane Korvin : Je bricole effectivement une revue qui s’appelle Aka. Je propose à chaque numéro une page que j’aime, qui me préoccupe, et j’incite d’autres auteurs à retentir autour. C’est une revue reliée à la main, un peu fragile, un peu confidentielle. Sinon avec Marie et Maël, nous avons monté le collectif z : autour d’une publication qui s’intitule série z : et qui invite, à chaque numéro, quatre auteurs avec pour fil conducteur l’animalité. Ces projets naissent de l’envie de construire des lieux de poésie. L’écriture est solitaire, nous le savons tous, mais ces projets sont importants, partager est nécessaire. Vous l’aurez donc compris, je lis, j’écris, je dessine, je publie cette année deux livres (« noise » chez Isabelle Sauvage et « bas de casse » chez Aencrages & co) ainsi qu’une petite plaquette de dessins qui accompagne un texte de Corinne Lovera Vitali (« Absence des cowboys » chez Ripopée). Je continue ainsi les gestes qui nous composent : travailler, raturer, offrir.
©Poezibao et Stéphane Korvin
Rédigé par Florence Trocmé le samedi 27 juin 2015 à 10h44 dans Entretiens | Lien permanent
Rappel : agenda, liens, informations sont désormais publiés ici
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L’évènement : la réédition de Non, rien, d’Agnès Rouzier
○(anthologie permanente) Agnès Rouzier
○(entretien) avec Stéphane Korvin, autour de la réédition de "non, rien" d'Agnès Rouzier
anthologie
○(anthologie permanente) Christophe Lamiot Énos
○(anthologie permanente) Yves Boudier
feuilleton
○(feuilleton) Terre inculte, par Pierre Vinclair, n°23, And
notes de lecture
○(note de lecture) Cedric Le Penven, "Bouche-suie", par Yann Miralles
○(note de lecture) Liu Xiaobo, "Elégies du 4 juin", par Marie-Hélène Prouteau
○(note de lecture) Alexandre Hollan, "je suis ce que je vois", par Laurent Albarracin
reportage
○(reportage) Soirée Off-Cells, Natacha Muslera, par Sacha Steurer
Livres reçus
○[Poezibao a reçu] du samedi 27 juin 2015
Rédigé par Florence Trocmé le samedi 27 juin 2015 à 10h40 dans Poezibao Hebdo | Lien permanent
Cette rubrique suit l’actualité éditoriale et présente les derniers ouvrages reçus par Poezibao.
NB : ne sont pris en compte ici que les livres publiés à compte d’éditeur.
Agnès Rouzier, non, rien, Brûle-Pourpoint, 2015, 15€
Jean Daive, L'Exclusion, Galerie Jean Fournier, 2015, 20€
Jacques Ancet, Le jour commence, Tarabuste, 2015, 13€
Auli Särkiö, Sarmatie, traduit du finnois par Yves Avril, L'Atelier du Grand Tétras, 2015, 15€
Mang Ke, le temps sans le temps, traduit du chinois par Chantal Chen-Andro, édition bilingue, Éditions Caractères, 2015, 15€
Kaiser Haq, Combien de bouddhas, poèmes traduits de l'anglais (Bangladesh) par Olivier Litvine, édition bilingue, Éditions Caractères, 2015, 15€
Chloé Bressan, Claire errance, Éditions Isabelle Sauvage, 2015, 10€
Anaïs Bon et François Heusbourg, seul double, Éditions Isabelle Sauvage, 2015, 14€
Françoise Louise Demorgny, Rouilles, Éditions Isabelle Sauvage, 2015, 15€
Angela Lugrin, En-dehors, Éditions Isabelle Sauvage, 2015, 18€
Philippe Mathy, Les soubresauts du temps, frontispice de Sabine Lavaux-Michaëlis, Le Taillis-Pré, 2015, 12€
Jeanine Baude, Aveux simples, encres Marc Pessin, Voix d'Encre, 2015, 19€
François Perche, A quoi bon des poètes en ces temps dérisoires, Rougerie, 2015, 12€
Chantal Dupuy-Dunier,et Michèle Dadolle, Pluie et neige sur Cronce Miracle, Les lieux dits éditions, 2015, 18€
Claude Faber, À ciel ouvert, Mon petit éditeur, 2015, 13,95€
Laure Gauthier, La Cité dolente, Châtelet-Voltaire, 2015, 8€
Eric Dejaeger, Le Violon pisse sur son powète, Éditions Les Carnets du Dessert de lune, 2015, 6€
Véronique Joyaux, Sillages improbables, Éditions Les Carnets du Dessert de lune, 2015, 12€
Marcella, (sport), Illustrations Pépée, Éditions Les Carnets du Dessert de lune, 2015, 11€
Anna de Sandre, Mordre la neige, Éditions Les Carnets du Dessert de lune, 2015, 13€
Thomas Vinau, Autre chose, Éditions Les Carnets du Dessert de lune, 2015, 12€
→ essais
Laure Himy-Piéri, Pierre Jean Jouve, La modernité et ses possibles, Classiques Garnier, 2015
Marie Joqueviel-Bourjea, Jacques Réda, à pied d'œuvre, Honoré Champion 2015
→ revues
Va,Centre de création pour l'enfance de Tinqueux, 2015
Phoenix, spécial Jacques Lèbre, 2015, 12€
L'Ours blanc, n° 7, Chloé Berthet, Ma ménagerie, Éditions Héros limite,2015, 5€
L'Ours blanc, n° 8, Nelly Maurel, Fatiguer la réponse, reposer la question, Éditions Héros limite,2015, 5€
Le journal des Poètes, 2/2015, 84ème année,,2015, 7,50€
Rédigé par Florence Trocmé le samedi 27 juin 2015 à 10h25 dans Poezibao a reçu | Lien permanent
Si la peinture nous aide à mieux voir, les écrits des peintres nous aident à mieux savoir ce qu’est voir, au moins pour ceux chez qui ce questionnement est essentiel et constitutif même de leur travail comme c’est le cas d’Alexandre Hollan. Questionnement inlassable, obstiné, tout au long de ces notes qui sont moins des notes d’atelier que des notes réflexives sur une pratique qui est aussi une éthique et une poétique. Quelquefois les remarques sont techniques : ce qu’est un trait, un plan, une spirale, etc. Rarement elles concernent l’histoire de la peinture. Le plus souvent, elles cherchent à comprendre comment fonctionne l’espace (la ligne, la forme, la vibration, etc.) et creusent une réflexion sur la sensation et la perception, sur le rapport que nous avons au monde et à la nature, par l’intercession privilégiée de l’arbre par exemple puisque ce motif est plus que récurrent dans l’œuvre du peintre. Notations parfois très concrètes et même physiques, organiques, parfois abstraites quand elles abordent des notions aussi peu tangibles que l’invisible, l’inconnu. Encore que c’est toujours par un engagement dans une pratique vécue avec l’authenticité d’une ascèse que sont approchées ces notions, ce qui au moins garantit que ce qui est pensé là a été vérifié dans un corps, objectivé sur le papier ou la toile. Un peintre comme Alexandre Hollan a ceci de supérieur au penseur spéculatif qu’il est toujours ramené devant le motif et tenu de se coltiner le réel.
Ce sont ces allers-retours incessants au fondement de sa pratique picturale qui lui permettent d’élaborer sa réflexion. Entre le regardeur et l’objet, entre le peintre et l’image quelque chose s’établit lentement qui approfondit chacune des deux instances en regard l’une de l’autre. La pénétration de l’inconnu ne se fait pas par éclats, par fulgurances ; elle vient, elle sourd plutôt d’une patiente et opiniâtre confrontation, dont témoignent des œuvres peintes où dominent l’effacement, le sombre, le flou, l’inachevé. Car l’approfondissement du réel se paie au prix de l’inachèvement, le domaine de l’inconnu ne s’entrouvre que s’il est recouvert de beaucoup de tâtonnements et de renoncement (de renoncement à faire voir cet inconnu, par exemple). La tâche obstinée du peintre n’est pas de montrer mais d’effacer. Elle consiste à favoriser un envahissement de l’invisible. Voir, pour Hollan, n’est pas percer à jour mais laisser monter en elles la nuit des choses. Son approche méticuleuse est autant un retrait, un baisser-la-garde, une considération de l’inentamable et de l’inatteignable de l’objet.
Les poètes ou les lecteurs de poésie auront grand intérêt à se pencher sur ces notes parce que la relation au monde (aux arbres ou aux objets peints dans des natures mortes que Hollan préfère appeler des « vies silencieuses ») qui s’établit là s’enrichit d’un travail méditatif où ce ne sont pas les idées qui priment et prennent le pas sur la perception mais bien le réel qui est agrandi et approfondi à ce contact. Pratiquer les choses par la peinture ou par les mots, ce n’est pas seulement les coucher sur le papier, c’est d’abord les lever et les découvrir dans les choses. Il y a souvent dans ces écrits l’expérience du calme qui est décrite. Calme, apaisement, qui est oubli de soi, arrêt de l’agitation subjective, pour ouvrir la voie à l’expression propre de ce qui est. Condition nécessaire à l’affleurement de l’être. Expérience métaphysique ou plutôt transphysique : le corps de l’arbre devient celui du regardeur. « Je suis ce que je vois », dit le titre. Voir, voir vraiment, est nourriture, incorporation, respiration avec. Les échanges se font d’ailleurs à double sens : « Soudain l’arbre sort de sa forme et de nouveau se retire en elle. Il sort pour reprendre tout ce que le regard lui a volé, il emporte avec lui le regard. ».
Il y a chez Hollan une éthique du dessin. « Quand la droite est juste, la courbe l’accompagne. » C’est que le trait ne doit pas retrancher, prélever arbitrairement sa vérité dans ce qui est vu. Il ne fait qu’épouser. Il épouse un mouvement qui existe à part lui, qui appartient aux lignes de forces de l’arbre (ce que Hollan nomme parfois son « sens » mais qui n’est pas sa signification ni sa structure, peut-être quelque chose qui se situerait entre cela). S’il y a une traversée des surfaces et des apparences, elle n’est pas agressive, c’est plutôt le fond qui pousse et déborde les surfaces, la profondeur qui travaille. Il s’agit moins de percer, donc, que d’effacer, de brouiller, de permettre la contamination de la surface par la profondeur.
Il est fait état dans ces notes d’un certain degré de connaissance, picturale et sensible, à quoi Hollan est parvenu. C’est presque un témoignage sur une avancée humaine jusque là hors de l’expérience : « Une des joies les plus intimes est la perception de la lumière dans la matière. » Quelle est donc cette lumière intérieure à la matière ? Certainement pas la couleur, mais peut-être un accord profond entre des couleurs, une vibration qui résulte de l’interaction d’une couleur dominante et d’une autre plus imperceptible qui fait contrepoint, contrepoint essentiel en ce sens qu’il donne énergie et vie à la matière. Encore une fois il ne s’agit pas de dégager la lumière de la matière, de la lui soutirer, mais bien plutôt de l’enfouir, d’étendre le domaine souterrain qu’elle habite : « Quand la lumière de la profondeur veut échapper, sortir par un endroit plus clair, je la retiens, je la repousse toujours vers les ténèbres, pour qu’elle passe partout sous la surface. » Ainsi voir n’est pas mettre à jour ce qui est sous l’obscurité mais enfoncer le visible dans l’invisible, paradoxalement, parce qu’en effet l’expérience de Hollan semble inverser les termes visible/invisible de la proposition habituelle : « Le visible reste caché dans l’invisible, la lumière dans le noir, le vert dans le rouge, le rouge dans le vert. Je vais vers l’invisible pour voir. Vers le sombre pour trouver la lumière. » Étonnant renversement des valeurs du visible et de l’invisible. Dès lors toutes sortes d’expériences et de notations du peintre-écrivain sont possibles quant aux rapports de surface et de profondeur, d’extérieur et d’intérieur, de vide et de plein, de vitesse et de lenteur. Si la peinture de Hollan tend à la monochromie et au flou, c’est sans doute qu’elle cherche à effacer les contrastes pour redistribuer ce que ceux-ci recouvrent trop arbitrairement, par une sorte de mise en critique (sensible, non pas rationnelle ou discursive) de ces catégories du réel.
La vibration recherchée dans l’espace qui naît de deux objets accolés dans une nature morte, si elle est très ténue quant au rapport des couleurs proches entre elles, n’en est pas moins décisive, violente et grave pour ce qui est du statut de l’objet peint : de chose de l’extérieur, il devient être de l’intérieur, il passe, par une respiration et un rythme, à un autre ordre d’être. Grâce à une grande clarté d’expression et malgré un goût manifeste pour la distinction et la mesure, l’auteur parvient à faire se toucher des notions diverses et des couples d’opposés tels que l’élan et la masse, la légèreté et la lourdeur, l’activité et la passivité, l’impression, l’image, le regard, la forme, le signe, le motif, la profondeur, l’émotion, l’énergie, le calme, etc. Par de multiples points de contact, ces notions s’approfondissent, s’enrichissent, se renouvellent et construisent une vision du monde extrêmement cohérente et mouvante à la fois. L’observation des arbres ou des vieux pots qui seront le motif de vies silencieuses apporte un savoir spécial lié à la sensation, un savoir qui démêle les trop vives oppositions. Alors la rapidité brasse la durée, la vastitude est le lieu d’un presque rien, la masse est traversée de vibrations. Ou encore : « la légèreté est une grande force. Elle soulève la lourdeur. »
Très souvent, le dessin semble un processus qui accompagne le mouvement naturel de l’espace vers sa propre cessation ou en tout cas son apaisement : « le mouvement fluctue, court, ralentit, s’arrête. Quand il s’arrête, la profondeur l’aspire.» Cet accompagnement paraît être la règle d’or du peintre. Il s’agit non de forcer le monde pour le voir mais d’être capable de se mettre à son diapason, à son rythme respiratoire. Alors la vérité d’une forme apparaît pour ce qu’elle est : son fond qui surgit en creux – avalant la forme. C’est que l’espace n’est pas qu’un jeu de tensions, d’équilibres et de déséquilibres, de forces et de masses qui contrecarrent ces forces, d’élans butant sur des limites, il est comme voué entièrement à un inconnu, à un inconnu qui serait de connaissance, si l’on peut dire cela. Cet inconnu de connaissance, paradoxal, aspire le monde parce qu’il est profond, sombre, sourd, originel et actif. « La profondeur est la mère de l’espace », nous dit Hollan. Cet inconnu de connaissance, pour le maintenir comme inconnu et comme connaissance, il ne faut pas tenter de le dégager mais l’enfouir davantage, c’est-à-dire le cerner d’approches toutes plus précautionneuses les unes que les autres. Car il a sa racine dans l’extérieur et l’intérieur à la fois. Dans l’intériorité spirituelle et dans l’extériorité matérielle, ensemble. La recherche du calme est peut-être ce qui correspond le mieux à cette intuition : « chercher la profondeur : un lieu calme, une grotte. » La grotte est en effet le lieu ou l’intériorité et l’extériorité se rencontrent et se confondent, l’endroit d’une possible paix intérieure de la matière. À un moment, Alexandre Hollan dit très calmement ceci : « le monde extérieur est un monde intérieur. »
(Laurent Albarracin)
On peut aussi à propos de ce livre lire les notes au fil de la lecture relevées dans le Flotoir, le site personnel de Florence Trocmé. Notamment les 10, 11, 17 et 22 juin 2015.
Alexandre Hollan, Je suis ce que je vois, Notes sur la peinture et le dessin : 1975-2015, Éditions ERES, collection Po&psy a parte, 299 pages, 25 €
Rédigé par Florence Trocmé le vendredi 26 juin 2015 à 14h18 dans Notes de lecture | Lien permanent
Flotoir ( site personnel de Florence Trocmé) du lundi 22 juin :
Magnifique nouvelle tombée en fin de matinée. Quelqu’un réédite enfin Agnès Rouzier. Ce fut un vrai engagement pour moi, depuis le temps de la découverte (via Tristan Hordé) et en raison des réactions très fortes recueillies chaque fois que j’ai donné des extraits de ses livres (introuvables jusqu’à aujourd’hui) dans Poezibao. Je me rappelle avoir été voir un grand éditeur, qui me semblait bien dans la ligne d’Agnès Rouzier, de lui avoir apporté un livre trouvé dans la réserve centrale des bibliothèques municipales de la Ville de Paris, qu’il avait fait intégralement photocopier, je me souviens avoir espéré qu’il aurait à cœur de republier cette œuvre, il l’avait fait pour d’autres œuvres importantes… et puis rien.
Et ce lundi 22 juin 2015, Stéphane Korvin (qui est avec Marie de Quatrebarbes et Maël Guesdon le créateur de la revue Série Z) m’informe qu’il a procédé à la réédition d’un premier livre, Non, rien, après une enquête difficile et dont il rend compte de manière bouleversante*. La structure montée par Stéphane Korvin s’appelle Brûle-Pourpoint.
*Poezibao publie donc aujourd’hui des extraits de Non, rien, ainsi qu’un entretien avec Stéphane Korvin autour de cette réédition.
« Et ce pont de l’Arno, Rialto, Grand Canal, Golgotha, Galata, canis-soupirs, rose pourri qui sombre, vieux florentin ——— orfèvre, (peut-être confond-t-il avec Grenade en hiver)
(ces marchands encore de pacotille…)
à la lucarne
d’un restaurant, buche de soupirail, vous gobez le poisson-brouillard de cette soupe – peut-être confond-il avec Grenade en hiver – tous vos paquets dressés autour de vous comme un épais rempart.)
Mais la mer orange recoupe le temps, recoupe l’espace, vous et nous délivrés, pliés, oh ! mouvements du corps, de tout le corps et de la parole (de tout le corps dans le silence) voyage qui, d’un trèfle, infiniment vous déchire.
Jamais utilisée, visitée, cette ville…
Mais de quel poids, en quel lieu, la mesure, si ce n’est cette invention (invasion) fantastique, tandis que la machine avance, recule et gronde, ronronnement régulier, battement qui enseigne (une fois encore…et meurt).
Spasmes, odeur, anses, coques de sang caillé, tout votre corps miré, tout votre corps miné, respirant sans vergogne. Les lauriers. Plus de bois. Plus d’absence. À toi de jouer, mes amours.
NI… (si la ligne laiteuses des collines) Nisi Domine. Patrie perdue et retrouvée.
Et vous ne voyez plus que l’herbe qui (hors de votre vue) saute. S’avance l’abandon, ce moment du voyage. Toutes les pages immenses, délaissées en plein vol, et pour quelle lumière ? Le verre d’eau qu’il faut boire. (À vous de jouer, mes amours, puisque l’été, soir ou hiver, sans parler des matins et des failles après-midi feintes, à vous de jouer, douceur conquise, violence apprise, plus de laurier, plus de bois, plus d’espace.)
À nouveau le présent se fait ville. Vous lance de murs en murs, (tellement de visages (toi-nous) qui tous boivent, regardent et parlent, dans un même sourire, de mêmes dents, semblable marche.) Glissant. Gisant. Vers quelle sculpture (retourne à la momie et…Déroule, bandelette, déroule, bande…) Marbre vécu. (À toi de jour, nos amours.) Marbre adoré, abhorré, caressé : obstacle —— et saute les étapes : ses hanches si bronzées
[...]
Agnès Rouzier, non rien, réédition du livre paru en juin 1974 dans la collection Change aux Editions Seghers/Laffont, augmenté d'une préface de Jean-Pierre Faye et suivi de quelques pages écrites par Agnès Rouzier après la parution du livre. Brûle Pourpoint, 2015, pp. 64 et 65.
Pour se procurer le livre, voir le site de Brûle-Pourpoint
Agnès Rouzier dans Poezibao :
bio-bibliographie, extrait 1, extrait 2, extrait 3, extrait 4, ext. 5, note création 1
Rédigé par Florence Trocmé le vendredi 26 juin 2015 à 13h49 dans Anthologie permanente | Lien permanent
Compte rendu Soirée Off-Cells, 16 mai 2015, Natacha Muslera, poète vocale
« Vous pouvez maintenant aller vous désaltérer au bar »,première phrase entendue en français après mon retour de voyage (le concert a démultiplié le temps). J’entends ma langue, et après avoir quitté mon fauteuil, au bar justement, je l’entends plus forte qu’avant cette langue que je comprends. « Si tu as été bouleversée, ce n’est peut-être pas le moment ». Pas le moment de parler. Sûrement le moment d’écrire à présent, c’est ce qu’elle a dit, la poète vocale, quand j’ai pris son adresse : « C’est bien d’écrire ».
À « la Livery », ce samedi 16 mai, (Marseille, métro Jules Guesde, à droite, à droite, à gauche), la soirée est éclairée à la bougie et quelques discrètes lumières de spectacle. Dans ce lieu privé de la marionnettiste Mafalda da Camera, chaque soirée, souvent des concerts, a un caractère un peu exceptionnel, presque cérémonial. On peut s’y asseoir sur une chaise en bois, mais également rester au bar, s’allonger sur un tapis persan, marcher en écoutant. Ici, pas de ceinture de sécurité pour voyager. Ce soir, si l’on ne demande pas au public « éteignez vos téléphones portables », c’est parce qu’on enregistre.
Côte à côte, j’aurais aimé qu’ils soient plus proches encore, les yeux fermés, ils nous ont conduits à travers une improvisation : Natacha Muslera, poète vocale, et Michel Doneda, saxophoniste soprano et improvisateur. « Je voudrais prendre votre adresse, car je souhaiterais écrire sur ce concert. Bien sûr j’aurais des questions à vous poser mais vous êtes occupés ce soir et je crois que je peux écrire sans réponses. » Avec des questions.
Natacha Muslera, pourquoi vous définissez vous comme poète vocale, et pas comme chanteuse ? Pourquoi, d’après vous, votre travail a trait à la poésie ? Je suis moi même passionnée par cet art, et j’ en aurais bien mon idée. J’assiste à beaucoup de soirées de poésie plus classiques mais ce soir, oui, j’ai découvert une langue étrangère, le propre de la poésie, à mon humble avis. Étrangère, à entendre au sens d’inconnue, plus qu’incompréhensible, et je me réfère ici au précepte de René Char dans l’argument au Poème pulvérisé : « Comment vivre sans inconnu devant soi ? »
La soirée se poursuit avec un dialogue entre un danseur, Robin Decourcy, et une anthropologue, Laetitia Merli, autour du ___________, le mot est sans cesse laissé en suspens. À la table, comme de nombreux poètes lisent leurs textes, l’anthropologue lit au micro des extraits d’articles sur le ___________ «… Le_________ accomplit un voyage entre les différents mondes pour entrer en négociation avec les esprits… » tandis quele danseur danse (évidence pas toujours frappante sur la scène de la danse contemporaine).
« Si tu as été bouleversée, ce n’est peut-être pas le moment ». Au bar, entre les deux propositions artistiques, un ami qui n’a pas aimé le concert me parle, je lui réponds : « C’était pour moi très loin de la musique dont tu parles, une musique que tu qualifies d’intellectuelle : brisant cérébralement l’harmonie, cassant le souffle, réfrénant l’instinct, agressant gratuitement nos sens. De cette musique là, l’aspect expérimental est, il me semble, le seul point en commun avec ce que nous venons d’entendre. » Une véritable transe. À l’anthropologue de s’expliquer sur le phénomène : « un vortex auditif et visuel se forme autours de nous dont il devient impossible de se défaire. »
À côté du bar, dans l’alignement des deux musiciens aux yeux fermés, un homme aveugle les écoute. Un tourbillon se creuse, induit par le champ magnétique créé par les deux artistes. La musique s’écoule à travers les corps en présence : musiciens, auditeurs. Il est amusant de noter que Natacha Muslera parle d’une pratique du chant dite « à l’aveugle ». C’est dans ces instants que l’on peut peut parler de communion. Et, comme nous l’indique le danseur, répondant à l’anthropologue, tout en continuant à danser, la question de la croyance est indépendante de l’état de transe. Libre à chacun d’explorer l’inconnu.
Le lien qui unit la programmation de cette soirée est plus un état d’esprit (pourquoi ne pas dire un état de corps ?), qu’une alliance de discipline commune. L’approche globale est physique. C’est ainsi que Natacha Muslera mobilise son instrument voix, avec tout son corps, comme une danseuse, comme une _________. Alors que les dernières décennies sont très marquées par un art conceptuel, une poésie parfois très mentale, Natacha Muslera plonge littéralement dans l’inconnu du souffle avec son collaborateur saxophoniste. Ensemble, ils se livrent à une expérience dite « libre ». Avec des techniques de chant très diverses : de la technique du chant classique et contemporain occidental, à la technique indienne (hindoustanie), à la pratique polyphonique, tonale et atonale, l’artiste ouvre avec sa voix un espace plus large que l’espace habituel.
Écrire avec des questions, dans la critique, comme dans la création. Natacha Muslera, vous qui vous situez dans le champ de la poésie, je serais curieuse de connaître vos références en poésie écrite. Dans ma contrée, nous cherchons des médiateurs symboliques entre les différents mondes, qui puissent écrire en dansant comme vous le faîtes en chantant.
(Sacha Steurer)
Site de Natacha Muslera
Extrait création duo voix et électroniques
René Char, « Le poème pulvérisé » in Fureur et mystère, Paris, Gallimard, 1967
Rédigé par Florence Trocmé le mercredi 24 juin 2015 à 14h37 dans Reportages et rencontres | Lien permanent
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(agenda) 24 juin, Paris, Pascale Petit
(agenda) 25 juin, Aix-en-provence, Pierre Parlant
(agenda) 25 juin, Marseille, Nadine Agostini, Julien Blaine, Liliane Giraudon, André Robèr
(agenda) 26 juin, Paris, journée d'études : Lectures littéraires en public, le point de vue des organisateurs
(agenda) 4 juillet au 5 septembre, Paris, exposition Langue de coton
(agenda) 17 au 19 juillet, Luberon, La Boucherie littéraire, festival de poésie à voix haute
(appel) Les difficultés du Marché de la Poésie
(éditions) Les éditions Qazaq
(radio) Les forçats de l’absolu (1/4) : Marina Tsvetaeva - Idées - France Culture
(texte) "en vigilance extérieure des côtes", par Emmanuèle Jawad
Rédigé par Florence Trocmé le mercredi 24 juin 2015 à 13h43 | Lien permanent
Je tiens dans les mains le recueil Elégies du 4 juin du poète chinois Liu Xiaobo.
L’élégie, c’est un chant de mort. Celui-ci commence dans la nuit du 4 juin, un an après le soulèvement de 1989, sur la Place Tian’anmen. Quand les troupes de la loi martiale donnent l’assaut contre les citadins et les étudiants grévistes de la faim.
Le poète était là. Il avait 34 ans. Il a vécu dans sa chair l’écrasement sanglant du premier élan pacifique de la population chinoise. L’espoir brisé de la démocratie. Le carnage sur la place, les corps mutilés, la terreur de cette nuit-là, il a gardé tout cela au fond de lui.
Année après année, depuis vingt ans, Liu Xiaobo écrit un poème, en ce jour anniversaire du 4 juin. Il s’y tient. Contraint, souvent, d’écrire en prison ou en résidence surveillée. Sur le « mémorial des héros du peuple » dressé au milieu de la place Tian’anmen, il a vu l’enfer. Fils d’une histoire massacrée, il est le gardien de ces oubliés.
Pourquoi s’imposer un tel geste ? Un geste qui se paie au prix fort. C’est pour lui une manière de fidélité aux « âmes sans domicile fixe des disparus de l’injustice ».
Parler pour ceux qui sont morts, dont le régime s’acharne à effacer les traces. Parler pour les survivants de l’événement. Exorcisme sombre qui, les années passant, se creuse en une vision plus désespérée. Sa parole poétique dépouillée, sans ponctuation rend sensibles les silences et les déchirures.
Dès les strophes de la première élégie, je pénètre dans le grand silence d’après la répression. D’après l’engourdissement du désastre. À pas comptés, j’avance et découvre « des larmes et des taches de sang », et la « rouille des chenilles de tanks ».
À la suite du poète, retenant mon souffle, je m’enfonce au cœur de ces catacombes. Sur l’ « immense avenue vide », c’en est fini des grandes foules manifestant. Seulement le tremblement d’ombres indécises, celle d’une jeune fille face aux chars, celle d’une mère d’étudiant disparu, celle d’un homme traînant à grand-peine sa jambe transpercée par une balle. Le poète rentre seul le soir et se fait arrêter. Brutalement jeté soudain hors du temps, dans la prison de Qincheng, cette Bastille du 20è.
Dans l’élégie composée en 1991, Liu Xiaobo fait sortir de la nuit souterraine un manifestant de dix-sept ans mort ce jour-là. Le poète martèle sa peine, répétant « dix-sept ans » en un leit-motiv écorché. Devant la désolation de cette existence perdue, la nature elle-même se révolte. La mer devient folle. Et la mère qui a tenté d’empêcher le jeune homme de manifester parcourt les tombes, éplorée.
Le cœur du poète saigne pour les sans-voix, capte le chagrin des mères, des épouses. Son propre chagrin aussi. L’émotion est palpable dans le tissage des strophes. Qu’est devenu le jeune manifestant aux mains nues qui a ému le monde entier ? se demande le poète.
On le sent pris par le doute. Quand la plupart préfèrent oublier les âmes mortes, s’accommoder de petits ou grands arrangements avec le régime. Dans l’élégie intitulée « Une cigarette se consume solitaire », couve la douleur de sa solitude.
Argent, banquets, débauche, « souillure des âmes » : le poète, entre les larmes et la colère, nous plonge dans un monde en plein délitement. Tout est faux, alcool, tabac, diplômes. J’ai l’impression d’entendre le Hugo des Châtiments, dénonçant l’Empire corrompu de Napoléon III. Le 4 juin de l’année suivante, il se tient comme au-dessus d’un gouffre, « l’humeur est à la défaite ». Le poète évoque pots de vin, trahisons, corruption dans une écriture convulsée, stigmatise « l’art de s’agenouiller avec la plus grande élégance ». « Dire la vérité », tout est là, comme il le fait dans un récent essai, « la philosophie du porc ».
Comment oublier les visions des corps martyrisés ? Comment oublier les bourreaux aux « casques d’acier », qui ont effacé toutes les traces de la répression, refaisant, dit le poète, ce qu’ont fait les bourreaux d’Auschwitz. Par ce lien avec les crématoires, il s’inscrit dans la lignée des écrivains européens, penseurs des Lumières ou contemporains qui lui sont familiers.
Liu Xiaobo se tourne aussi sans relâche vers les vivants qu’il entend interroger. Cheminement de plus en plus crépusculaire : le temps passe et les forces vives, anesthésiées, ont vendu leur âme au pouvoir.
Ce regard sans illusions de celui qui assiste, impuissant, aux marchandages du pouvoir en place a quelque chose de poignant :
« Le pouvoir, échange entre le marché et les âmes mortes
Les traces de sang sont balayées par l’argent »
Le poète traverse, solitaire, cette fin des espoirs et des rêves. Enfermé en camp de rééducation, il écrit des lettres à Liu Xia, sa femme qui dépose des lys blancs chaque 4 juin. Déjà la 609è lettre. Les jours passent. Les mois passent. Est-ce cela vivre ? « La prison m’endurcit/ Je suis devenu un rocher dur », écrit-il. La douleur lui souffle des images terribles : le suicide des bébés dans le ventre des mères, les baïonnettes séparant les corps.
Ecrit au scalpel, le superbe final pousse la fraternité à l’extrême. Le « 4 juin » est entré dans le corps du poète, dans son sang, nous dit-il, telle une « aiguille oubliée par des femmes rapiéçant le temps des rêves ». On croit entendre, la nuit, tambouriner à une porte de fer.
Pourtant, malgré le désespoir, malgré la marée basse du temps présent, il demeure celui qui écrit, vingt ans durant. Fidèle à son engagement envers les morts, dont le seul garant est lui-même. Haute exigence éthique et littéraire.
Depuis 2009, le poète est emprisonné. Jusqu’en 2020. Son crime est immense. Militer pour les droits fondamentaux et participer à la Charte 08. Clin d’œil à Vaclav Havel et aux intellectuels de la Charte 77.
Liu Xiaobo n’était pas à Stockholm lors de la remise du Prix Nobel de la Paix en 2010 L’image de sa chaise vide me hante.
Sur la blogsphère chinoise il n’y a aucune trace du « 4 juin ». Le pouvoir l’a effacé, tout simplement, escamotant le réel comme le font si bien les dictatures. Il y a un 35 mai, plaisantent les internautes chinois.
On n’est jamais loin de Kafka avec les dictatures. Ce Kafka doté d’un grand humour, le poète l’a lu. Alors, Liu Xiaobo le sait, dans leurs cellules, les chaises complotent et confectionnent de grands dazibaos de liberté.
(Marie-Hélène Prouteau)
Liu Xiaobo, Elégies du 4 juin, traduction du chinois par Guilhem Fabre, avant-propos du Dalaï-Lama, Editions Gallimard, 107 pages, 19,90€
©Marie-Hélène Prouteau
On peut lire le début de ce livre en cliquant sur ce lien.
Rédigé par Florence Trocmé le mercredi 24 juin 2015 à 11h00 dans Notes de lecture | Lien permanent
Yves Boudier publie La seule raison poème aux éditions le Temps des Cerises. Ouverture de Liliane Giraudon
1
flux de
parolesgelées
(l’eau
in-quiète)
une chaîne de silence
sonde
le vide
ce qui
traverse
la tête
MACHINA SPECIERVM
le cercle devient ligne
la ligne
point
rien
ne
comble la page
○
Son blanc d’image
verso
legs de sens
: nommer
l’animal
(ne peut suffire)
la langue
figure
le cri
ligature la terre
sangle les nuits
(agroglyphes)
chassé-croisé
des v(o)ies
la re-quête
de soi
○
Je tombe en moi
ce qui doit périr
les pleurs
le feint
(ce bloc
des discords)
faute
d’une signature sans nom
(ell-ipse) : le poème
laisse
place
à
○
Une bouche active
sauve l’autorité
le signe
sa voix
et le décroît
du sang
(autolyse
des idoles)
un monde-poussière
ruiné
la source gronde
sous la crosse
fougère
toute solitude
ravie
Yves Boudier, La seule raison poème, ouverture de Liliane Giraudon, Le Temps des Cerises, 2015, pp. 13 à 16.
Yves Boudier dans Poezibao :
bio-bibliographie, extrait 1, communication séminaire Pierre Drogi sur la lecture de la poésie, ext. 2, Consolatio (par Pierre Drogi), ext. 3, "Yves Boudier. Le Carré et ses avatars", par Michelle Labbé
Rédigé par Florence Trocmé le mercredi 24 juin 2015 à 09h48 dans Anthologie permanente | Lien permanent