En premier hommage de Poezibao à Michel Butor disparu le 24 Août 2016.
On peut lire aussi dans la revue En attendant Nadeau, en ligne, un bel article d’Yves Peyré tout juste paru.
L’extrait qui suit est repris d’un livre qui vient de paraître, dans la petite collection Orphée/La Différence, Par le temps qui court, un choix de textes opéré par Michel Butor lui-même et qu’il n’aura pas vu paraître.
Vous dont le rugissement la nuit retentit dans la jungle, ou qui pêchez dans les torrents ténébreux, ou vous enterrez dans le sol si vite que vous aviez disparu avant même que le chasseur-explorateur d'antan sur son cheval eût épaulé son fusil, ou qui changez de couleur selon le milieu qui vous entoure, dont les yeux peuvent se tourner vers l’arrière et accommoder chacun séparément, votre langue à volutes se déclenchant comme un lasso,
enseignez-moi le guet et le bond, la traque et le déchiffrage, le camouflage, la déclaration et l’alarme;
alors...
Vous qui frottez vos élytres pendant de longues heures pour appeler votre partenaire, ou qui vous exaltez lorsqu’une de vos couvées passe au stade larvaire et plus encore lorsqu'elle tisse ses cocons, explosez d’allégresse quand les Chrysalides deviennent enfin semblables à vous et constituez la nuit dans vos transhumances un rempart autour de votre camp en vous entrelaçant rivés les uns aux autres par les crochets de vos pinces,
enseignez-moi non seulement la solidarité mais la solitude, le transport et la construction, le démontage et la transmission, outre l'ode infatigable et l’éventail des grondements ;
alors, Eurydice...
Vous qui du haut de votre tournoiement ou de vos frémissants aguets, faites entendre soudain votre sifflement sur un horizon de dix lieues, ou qui vous reproduisez dans l’Arctique et volez pendant des jours et des nuits au-dessus de l’océan, sans pause, eau douce ni nourriture, pour chercher un autre hiver dans l’hémisphère Sud, vous qui vous dirigez d’après non seulement la course du soleil mais la position des étoiles,
enseignez-moi l’arpentage et le repérage, la cosmographie et l’astronautique,, le balisage des cyclones et le percement des murailles, l’horreur du domicile et la passion du voyage;
Eurydice deux fois perdue...
Vous qui émettez des signaux silencieux à nos oreilles, mais que leurs interférences avec la lumière pourraient rendre perceptibles à nos yeux, ou prenez l’aspect du lichen sur l’écorce de vos arbres préférés, ou dont les ailes irrégulièrement découpées vous font ressembler à des feuilles mortes trouées, des fleurs tombées, des brindilles ou des rameaux, des fientes ou des taches de soleil, ou exhibez sous la menace des ocelles qui ont l'air d’yeux furieux injectés de sang, ou encore qui laissez se développer dans votre épaisse fourrure paresseuse de petites algues brunes pendant la saison sèche, qui deviennent vertes à la saison des pluies vous rendant presque indiscernables dans vos somnolences malgré votre taille, ou qui manifestez votre plaisir et reconnaissance tandis que ceux d’une espèce en général fort lointaine mais complice vous nettoient minutieusement pour leur subsistance et récréation,
enseignez-moi le maquillage et le tatouage, le masque et le vêtement, le déguisement et l'armure, l’écho, la mue et l’interception des messages ;
alors je saurai séduire plus durablement les puissances infernales…
Vous qui provoquez de menus tourbillons invisibles à notre échelle dans les eaux les plus calmes apparemment à l’entour des atolls, modulant toutes anfractuosités et passes en royaumes d’enchantements peuplés de solistes, bandes et chœurs à rayures, moirures, mouchetures, bigarrures et voiles, antennes ou tentacules irisés onduleux, avec vos aigrettes, corolles, panaches, arborescences, vos luminescences dans l’ombre, vos transparences,
enseignez moi la discrétion et la nuance, la délicatesse et les attentions, les soins et l’hospitalité, les œuvres de miséricorde et la cantilène à fleur de silence ;
pour venir te reprendre au fin fond de la Terre
(…)
Michel Butor, « L’École d’Orphée », in Par le temps qui court, choix de Michel Butor, préface de Jean-Michel Maulpoix et texte de Mireille Calle-Gruber, Orphée/La Différence, 2016, pp. 89 à 91.